Une galerie de personnages. Les stéréotypes et leur manipulation à New York à la fin des années 1970

François Aubart
Art des années 1970 • Reproduction • Féminisme • No WavePictures Generation
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Pratiques et croisements

À la fin des années 1970, New York est en déclin économique. Pauvre et dangereuse, cette ville attire pourtant une jeunesse, fraîchement diplômée ou en rupture sociale, en désir d’aventure et aspirant à prendre part aux nombreuses avant-gardes qui s’y développent. Dans les quartiers du sud de la ville, Downtown, les loyers modiques peuvent être payés en ne travaillant que quelques jours par semaine, ce qui laisse du temps pour se consacrer à son art, autant qu’à une intense vie nocturne. Ce temps disponible favorise également les collaborations qui se font et se défont au fil des idées échangées et des opportunités. Ainsi, les disciplines s’hybrident. Des plasticien·nes font de la musique. Des musicien·nes jouent dans des films. Des auteur·trices créent des spectacles. Beaucoup s’impliquent dans des collectifs et initient des collaborations. Ces expérimentations, aussi foisonnantes qu’éphémères, sont destinées à un public restreint, souvent composé de proches. La quantité d’artistes qui se croisent, échangent et collaborent à New York à la fin des années 1970 semble immense et leurs projets aussi fugaces que divers. Cette diversité de formes interdit tout amalgame sous un label unique1. Ce bouillonnement où les pratiques se croisent et se mêlent favorise une approche qui laisse de côté les répartitions par domaine, celui de la musique, de l’art, du cinéma ou de la littérature, au profit des intérêts et interrogations qui animent une période et une scène.

Évidemment, ces expérimentations et hybridations sont désormais mentionnées par les historien·nes mais elles restent souvent présentées comme des pas de côté de carrières ou de pratiques inscrites dans une discipline précise. Pourtant, ces échanges signalent des enjeux partagés au-delà des domaines. Pour produire vite, avec énergie et une apparente facilité, de nombreux artistes remplacent la virtuosité par l’emploi d’éléments préexistants, des images dans les arts, des textes dans la littérature, des attitudes scéniques dans la musique, des scénarios et des genres dans le cinéma. Beaucoup des productions qui en résultent partagent plus qu’un processus spécifique à chaque médium. Elles représentent des identités construites. En effet, qu’il s’agisse d’apparaître sur scène en incarnant des personnages outranciers, de faire jouer à ses ami·es des rôles de films identifiés, de faire des œuvres en manipulant des images du cinéma, ou de se raconter dans des romans basés sur la reproduction d’autres textes, on retrouve l’utilisation de clichés et de stéréotypes. Cela ne concerne évidemment pas toutes les productions de l’époque, mais beaucoup partagent d’employer des modèles pour se grimer, parodier, détourner, sur-jouer ou performer les attitudes que fournissent les médias de masse.

Employer des éléments normatifs permet de les subvertir, mais également de les faire siens. Plutôt que de considérer que le geste d’appropriation engendrerait de fait une critique et une mise à distance, je voudrais montrer qu’il ne s’agit pas uniquement de manipuler des éléments préexistants mais également leurs effets, la fascination ou l’identification qu’ils produisent. Cela permet d’exprimer une identité paradoxalement aussi personnelle qu’idéalisée en mêlant stéréotypes et témoignages personnels. Si ces pratiques sont bien subversives, puisqu’elles brouillent le sens des clichés qu’elles manipulent, elles le sont aussi parce qu’elles sont traversées par des interrogations à propos de ce qu’est un être authentique et de l’influence des clichés sur sa construction.

 

Lorsque la réalisatrice irlandaise Vivienne Dick arrive à New York en 1975, elle y découvre ce qu’elle nomme « un sentiment d’adolescence arrêtée.2 » Elle partage alors son temps entre la réalisation de ses premiers films et Beirut Slump, groupe de No Wave dans lequel elle joue du clavier. Beirut Slump a été fondé par la chanteuse Lydia Lunch qui forme aussi Teenage Jesus and the Jerks avec le saxophoniste James Chance. Les groupes de No Wave sont aussi nombreux que leurs durées d’existence peuvent être courtes, se résumant parfois à un seul concert. Ils sont le prolongement du Punk dont ils emmènent la spontanéité et l’inexpérience vers des territoires expérimentaux et bruitistes. Connie Burg, Lydia Lunch ou Pat Place pincent les cordes de leurs guitares avec un cylindre en métal, glissant d’une note à une autre pour produire des sonorités saisissantes avec un instrument dont certaines savent à peine en jouer3. Comme elles, beaucoup de musicien·nes No Wave apprennent à jouer en intégrant des groupes, leurs formations les destinant à d’autres carrières artistiques. Arto Lindsay et Robin Crutchfield, du groupe DNA, Mark Cunningham, du groupe Mars, viennent du théâtre expérimental et de la littérature4. Pat Place, guitariste pour James Chance & The Contortions puis pour Bush Tetra, s’était installée à New York pour y lancer sa carrière d’artiste. Cela permet de comprendre l’attention que ces musicien·nes portent aux avant-gardes artistiques et scéniques dont beaucoup revendiquent l’influence, notamment celle des performances de Vito Acconci ou du théâtre de Richard Foreman. Les groupes de No Wave inventent ainsi une musique corrosive et agressive jusque sur la scène, travaillant avec précision leurs allures et leurs attitudes.

Pour accompagner ses poèmes d’une musique dissonante et violente, Lydia Lunch forme le groupe Teenage Jesus and the Jerks avec le saxophoniste James Chance. Après plusieurs concerts et quelques enregistrements, ils se séparent. Leurs conceptions de la scène s’opposent. Froide, distante et autoritaire, Lunch incarne une attitude déshumanisée, coupant les liens avec la tradition des chanteur·euses comme Bob Dylan ou Patti Smith qui subliment l’expression de leurs émotions personnelles5. Chance, au contraire, est secoué de convulsions. Hors de lui, il lui arrive d’agresser son public. Le nom du groupe qu’il fonde ensuite sonne comme un manifeste : James Chance & The Contortions (fig. 1 & 2).

1 New York - vers 1978: James Chance se produit au Max's Kansas City à New York
2 James Chance avec Kristian Hoffman (à gauche) et Bradly Field (à droite)

La No Wave ne compte pas que des musicien·nes jouant de leur inexpérience, d’autres sont issu·es de l’avant-garde musicale. Rhys Chatman, un temps musicien minimaliste, a été formé par le compositeur La Monte Young. Lorsqu’il assiste à un concert des Ramones, il décide de jouer ses compositions répétitives avec des guitares électriques. Sous l’influence de Chatham, Glenn Branca, qui était venu à New York pour y faire du théâtre expérimental, fonde le groupe Theoretical Girls avec Jeff Lohn. Leurs accords répétitifs sont plus entraînants que les structures démembrées de Mars ou de DNA mais ils partagent avec elles une violence expérimentale et une sonorité revêche. Pour ces compositeurs également, l’attitude sur scène est cruciale. Dans un article sur un concert de Chatham, Kim Gordon constate que les guitaristes ont une prestance, qui est bannie des concerts de musique minimale6. Dans leurs habillements, leurs actions et leurs interactions Gordon identifie une tension, une forme de désir homosexuel, qui leur confère une importance, celle d’être des personnes plus que des exécutants.

En 1978, deux évènements font se rencontrer les deux versants de la No Wave. En mars, une soirée en soutien à la revue X Motion Picture Magazine réunit Theoretical Girls, Contortions, Boris Policeband, DNA, Terminal et The Erasers. En mai, le lieu d’exposition Artists Space accueille cinq soirées de concerts durant lesquelles se produisent Terminal, The Communists, Theoretical Girls, The Gynecologists, Tone Death, Daily Life, DNA, The Contortions, Mars et Teenage Jesus. Ces événements donnent consistance à la No Wave. Ils signalent également ses liens avec le cinéma No Wave, dont X Motion Picture Magazine fait la promotion, et avec les artistes qui gravitent autour d’Artists Space.

 

Les films No Wave, réalisés en Super-8, sont narratifs. En cela, ils sont diamétralement opposés aux réalisations expérimentales de l’époque qui se refusent à raconter des histoires. Les films No Wave, au contraire, prennent plaisir à en inventer. Pour cela ils mettent en scène des proches, souvent des musicien·nes, artistes ou réalisatrice·eurs, dans des fictions calquées sur les genres typiques du cinéma. Red Italy (1979) d’Eric Mitchell raconte les aventures amoureuses de Monica (Jennifer Miro) dans l’Italie d’après guerre. Il est tourné à New York, dans des lieux choisis pour leur capacité à accompagner cette histoire dans laquelle apparaissent l’actrice et future galeriste Patti Astor, le réalisateur et artiste James Nares, les musiciens John Lurie et Arto Lindsay ou encore le poète René Ricard.

3 Amos Poe, The Foreigner, 16 mm, noir et blanc, son, 77 min, 1978

Amos Poe, constatant que le genre hollywoodien du film de détective est reconfiguré en Europe sous des formes expérimentales, décide de le rejouer aux États-Unis7. Son film Unmade Beds (1976) emprunte le scénario de À bout de souffle de Jean-Luc Godard. The Foreigner (1978) (fig. 3) est une adaptation de The American Soldier de Rainer Werner Fassbinder. Ces reprises jubilatoires du cinéma de genre ont comme décor le New York contemporain quotidiennement fréquenté par cette scène.

Les films No Wave sont projetés dans quelques rares cinémas de New York comme celui ouvert par James Nares et Eric Mitchell, ou dans des salles de concert comme le Max’s Kansas City. Ils partagent alors la soirée avec les concerts. Des affiches annoncent les groupes autant que les films. Sur la scène comme sur écrans apparaissent des personnes qui campent des personnages inventés et exagérés.

 

À la fin des années 1970, l’espace alternatif Artists Space ne fait pas qu’accueillir la scène No Wave. C’est aussi le lieu que fréquentent et où exposent de jeunes artistes qui reproduisent des images existantes, empruntées aux médias de masse et au cinéma8. Ce courant est rétrospectivement nommé Pictures Generation, d’après l’exposition Pictures qui se tient Artists Space en 1977. Cet événement, porté par Douglas Crimp qui en est le commissaire, fonde leur reconnaissance et la théorisation de leur pratique. Pour le critique, les artistes qu’il défend manipulent des représentations élaborées pour composer des mondes fabuleux et impressionner leur public9. Parmi eux, Robert Longo réalise des bas-reliefs à partir d’images de films. Seven Seals for Missouri Breaks (1976) reproduit une scène de Missouri Breaks (1976) d’Arthur Penn. The American Soldier (1977) figure un homme vêtu d’une chemise, d’une cravate et d’un chapeau. Le menton vers le ciel et une main dans le dos, il vient de se faire abattre et va s’effondrer. C’est une image empruntée à The American Soldier (1970) de Fassbinder, film qui est également la source de The Foreigner d’Amos Poe.

À cette période Longo joue de la guitare dans plusieurs groupes dont Meltdown, fondé par Glenn Branca. La pochette du deuxième album solo de ce dernier, The Ascension (1981), présente une œuvre de Longo, le dessin de deux hommes en costume, l’un portant l’autre en train de s’écrouler. Longo est également membre du groupe Menthol Wars, avec Rhys Chatham et l’artiste Richard Prince. Ce dernier fait alors des photographies de publicités, les cadrant de façon à ne laisser apparaître aucun des textes qui les accompagnent. Les images de Prince représentent le monde idéalisé qui est construit pour vendre des produits.

En parallèle, Prince écrit des nouvelles. En regardant des publicités, il invente la vie des personnages qu’il a sous les yeux. Il les publie dans des revues qui diffusent des textes d’artistes comme Tracks, WhiteWalls ou Top Story. Les publications sur l’art ou le cinéma proposent alors, elles aussi, des nouvelles, des poèmes et des interventions d’artistes.

X Motion Picture Magazine, mêle ainsi des articles sur le cinéma, des propositions de photographes et des associations de textes et d’images élaborées par des réalisateur·trices qui sont autant de réflexions sur le montage que sur leur quotidien. Une page du deuxième numéro présente ainsi un texte d’Eric Mitchell dans lequel il raconte s’être fait tabasser, lors d’un concert au CBGB, par un homme à l’attitude identique à celle du personnage principal de Taxi Driver10. Son témoignage est accompagné de deux portraits photographiques, l’un de lui-même, l’autre de James Chance. Son agresseur est une personne qui joue un rôle, pas des moindres, celui de Robert De Niro devenu culte pour ses excès.

X Motion Picture Magazine diffuse plusieurs textes de l’autrice Kathy Acker. Le premier numéro compte un extrait de son roman, alors en cours de rédaction, Sang et stupre au lycée dans lequel Janey Smith, enlevée par un vendeur d’esclaves, écrit dans sa cellule un compte rendu du film La Lettre écarlate (1973)11. En 1981, après l’expérience de X Motion Picture Magazine, Betsy Sussler crée Bomb Magazine. Dans le premier numéro, Kathy Acker publie un chapitre de Grandes Espérances12. Écrit à la première personne, il dépeint la mère de la narratrice et les sentiments contradictoires qu’elle lui inspire. Dans ce numéro, parmi des textes sur des films et des entretiens avec des réalisateur·trices, on trouve deux autres nouvelles écrites comme des témoignages. Signées de Cookie Muller et de Lynne Tillman, elles narrent des rencontres amoureuses. Crus et impudiques, ces textes présentent des situations personnelles et les émotions qu’elles engendrent, partageant avec la musique et le cinéma No Wave la mise en scène de personnages extravagants et une exploration de la violence psychologique.

 

4 Vivienne Dick, Guerrillere Talks, Super-8, son, 24:28 min, 1978.

Sujets et stéréotypes

Les scènes du rock, du cinéma, de la littérature et de l’art qui apparaissent à New York à la fin des années 1970 partagent d’être toutes très féminines. Vivienne Dick en rend compte dans l’un de ses premiers films, Guerillère Talks (1978) (fig. 4), en donnant la parole à des femmes qui l’entourent et qu’elle admire. Elle leur laisse le choix du moment, du lieu, de leurs propos et de leurs actions, la seule contrainte étant celle du temps d’enregistrement, les 3 minutes et demie que dure une bobine de Super 8. Le titre de ce film découle du roman féministe de Monique Wittig, Les Guérillères, qui, en une succession de brèves scènes épiques, raconte l’histoire d’une communauté de femmes soudées, vivant en harmonie et combattant l’oppression masculine. Dans la galerie de portraits composée par Dick, on compte notamment Pat Place qui, dans un appartement, cherche un endroit où planter un clou qu’elle finit par faire semblant de s’enfoncer dans la tête, Lydia Lunch, qui livre un monologue désabusé sur la sordide déliquescence du monde qui l’entoure, ou encore la productrice de groupes et dominatrice Anya Phillips, qui écoute des disques fumant dans une attitude poseuse13. Chaque séquence de Guerrillère Talk est ainsi un document sur une femme autant que sur la personne qu’elle souhaite incarner.

5 Mars, 11000 Volts, 2 :09 m, 1978
6 Theoretical Girls, Theoretical Girls, 2:35 min, 1978

Le grand nombre de femmes dans les groupes de No Wave concrétise selon Connie Burg, chanteuse et guitariste de Mars (fig. 5), une revendication générationnelle, celle de rejeter les rôles traditionnellement assignés aux femmes14. Le monde de l’art se féminise également et beaucoup d’artistes le constatent. Suite à une discussion à propos des nombreuses femmes ayant une pratique post-conceptuelle, Jeff Wall et Dan Graham auraient ainsi suggéré à Glenn Branca de nommer son groupe Theoretical Girls15 (fig. 6). Cette dénomination, passablement réductrice, découle d’un phénomène envisagé avec une autre rigueur par le critique d’art Craig Owens. Celui-ci constate que les œuvres de Dara Birnbaum, Jenny Holzer, Barbara Kruger, Louise Lawler, Sherrie Levine et Martha Rosler consistent à manipuler des représentations qui assignent à leur sujet, souvent des femmes ou des personnes marginalisées et opprimées, une place symbolique en adéquation avec les désirs et volontés des groupes sociaux qui produisent ces images, souvent des hommes16. Cette observation découle des réflexions féministes d’autrices comme Mary Ann Doane, Claire Johnston ou Laura Mulvey qui analysent les représentations des femmes dans les productions hollywoodiennes des années 1930–195017. Elles sont indexées aux pulsions sexuelles de la société patriarcale qui en contrôle la production et sont adressées à un public lui aussi masculin. Ces applications du féminisme au cinéma accompagnent une relecture des théories psychanalytiques entreprise notamment par Luce Irigaray et Joan Rivière18. Elles partent du constat que Sigmund Freud ne définit pas les femmes comme des sujets autonomes, mais qu’il les détermine à partir des hommes, qui sont le socle de sa théorie. Ils possèdent un pénis, elles en sont dépourvues. De cette différence découlent des distinctions sociales et d’accès au pouvoir. Dans une société patriarcale, les femmes, privées de l’organe et du symbole qui autorise à s’exprimer, sont réduites au silence. Sans voix qui soit la leur, elles doivent s’en créer une en exploitant une langue qui ne leur appartient pas. L’imitation et la copie, centrales dans de nombreuses pratiques artistiques, apparaissent alors comme des outils féministes. Cela alimente, entre autres, l’interprétation du travail de Sherrie Levine qui fait des photographies de reproductions d’œuvres. L’artiste montre ainsi l’omniprésence des hommes dans l’histoire de l’art et elle revendique de faire œuvre par la reproduction, l’opposé d’une recherche de création originale.

Une interprétation similaire accompagne les textes de Constance DeJong et de Kathy Acker. Le fait que les femmes soient reléguées dans la littérature féminine [Chick Lit] aux romances amoureuses et à des sujets comme l’amour et la maternité est vécu par DeJong comme une oppression19. Son roman Modern Love parodie ces genres pour raconter une histoire d’amour en changeant plusieurs fois de lieu et de temps, en passant du style propre au policier à celui de la littérature féminine et en mêlant les identités de la personne qui la narre. DeJong était alors proche de Kathy Acker qui, elle, qualifie sa pratique de « plagiat » et se dit « fascinée » par le travail de Sherrie Levine20. Ses nouvelles et ses romans, écrits à la première personne, sont construits sur l’interprétation d’autres textes qu’elle associe à des extraits de ses propres journaux intimes. Elle raconte son intimité à la première personne en la mêlant à d’autres histoires. La nouvelle « j’explore ma misérable enfance. je deviens william butler yeats » fait par exemple se croiser des extraits chronologiques de sa vie avec l’autobiographie de William Butler Yeats21. Les descriptions de coïts, de masturbations, de fantasmes, de troubles psychologiques ou encore de malaises relationnels sont formulées par un « je » en morceaux, fait de bouts de la vie réelle de Acker et d’emprunts à une large gamme de genres littéraires. Elle réussit ainsi à exprimer sa vie et ses émotions grâce à des personnages de fiction. On peut y voir une certaine proximité avec les nouvelles de Prince, écrites par une personne impressionnée, non par des lectures comme l’est Acker, mais par des images. De plus, les nouvelles de Prince partagent avec celles de Acker de livrer des descriptions de psychologies et de pensées sans que leurs évolutions ne soient déterminées par une intrigue. Mais Prince utilise les pronoms « il·s » ou « elle·s » pour décrire les personnages qu’il regarde depuis sa place de spectateur, tandis que Acker les vit. L’un est spectateur, l’autre se dévoile. Bien qu’elle subisse une situation tandis que lui y reste extérieur, depuis leurs places respectives chacun·e brouille les postulats de ce rapport. Prince et Acker partagent ainsi, et cela avec nombre de leurs contemporain·nes, d’utiliser la copie et l’imitation pour explorer des identités construites par d’autres. Cela ne découle pas systématiquement d’une réflexion féministe. Pourtant, la présence de ces questions dans les discussions, débats et interprétations, leur présence dans l’air du temps, marque profondément cette période et infuse dans des pratiques centrées sur les identités factices et idéalisées.

 

Des vies spectaculaires

Entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, à New York, un grand nombre d’expérimentations ont lieu sur scène. Évidemment idéale pour la musique, elle attire également Kathy Acker et Constance  DeJong dont les lectures sont proches de performances. Les compétences d’oratrice de Kathy Acker découlent de son désir d’avoir un impact sur son auditoire, c’est pour elle un domaine de travail à part entière22. En 1977, Constance DeJong présente à The Kitchen une version scénique de Modern Love qu’elle lit, accompagnée d’un jeu de lumières, de la diffusion de voix enregistrées et d’une musique de Philip Glass. Le communiqué de presse présente ce dispositif comme « donnant vie » à son texte23.

Le vocabulaire du spectacle est également exploité par des plasticien·nes pour produire des expériences qui fascinent et impressionnent. C’est notamment le cas de David Salle qui présente, lui aussi à The Kitchen, des installations en 1977 et en 1979. La première, Bearding the Lion in His Den, est composée de dix ampoules au sol qui clignotent, puis laissent place à la diffusion d’une chanson de Tim Buckley. Aux murs sont accrochées deux photographies, celle d’une voiture de course et celle de danseuses africaines. La seconde installation met également en scène des représentations génériques, composées pour être diffusées en masse. The structure is in itself not reassuring est constituée de deux paravents, sur lesquels sont peintes des représentations qui évoquent des images de films, éclairés par des ampoules suspendues au plafond. Dans ces deux pièces, Salle convoque les sentiments qu’engendrent les environnements spectaculaires, les fêtes foraines ou les cinémas.

En 1979, Louise Lawler organise A Movie Will Be Shown Without the Picture. Il s’agit de la projection d’un film dont l’image n’est pas diffusée. Le public est invité à faire l’expérience d’une salle de cinéma, de son organisation, de son rite pour, dans le noir, écouter la bande-son d’un film. L’artiste propose ainsi d’imaginer une histoire en écoutant le mélodrame The Misfits (1961). Elle empêche du même coup la contemplation de Marylin Monroe, objet de désir et de convoitise des trois personnages masculins de ce film.

 

7 Cindy Sherman, Untitled Film Still # 21 (1978), photographie argentique sur gélatine, noir et blanc, 19,1 x 24,1 cm

Salle et Lawler, poursuivant des buts différents, ne manipulent pas seulement des représentations, mais convoquent également les affects qu’elles prodiguent, l’imagination qu’elles convoquent. On peut en dire autant de nombreuses autres œuvres qui apparaissent alors, composées d’images de films. Cindy Sherman commence ainsi en 1977 à se photographier, portant des costumes et maquillée comme si elle était l’actrice d’un film, créant avec chaque image une femme différente, dont chaque expression, chaque allure et chaque décor renvoient à autant de stéréotypes cinématographiques (fig. 7). Toutes ressemblent à des photographies de plateau, ces images faites pendant le tournage pour promouvoir le film, pour exciter le désir de le voir. Comme dans le cinéma No Wave, New York est souvent la toile de fond des images de Sherman. Dans ces lieux quotidiens, métamorphosés en environnements spectaculaires, l’artiste endosse des identités et se confronte à des drames qui ne sont pas vraiment les siens, comme Acker et DeJong se racontent avec ce « je » fait d’elles-mêmes et d’autres.

Cette identité trouble, celle d’une personne qui incarne des stéréotypes, est élaborée par Sherman grâce à sa maîtrise de la photographie, de la mise en scène ainsi que sa fréquentation de friperies, source de vêtements à bas prix. Il lui arrive d’en porter pour aller, déguisée en secrétaire ou en infirmière, à Artists Space, où elle est employée, ou à un concert à Franklin Furnace où on la vit sous l’apparence d’une responsable de vestiaire24. Mais Sherman préférant se déguiser pour se photographier, ces sorties extravagantes restent rares. Elles sont pourtant dans l’air du temps. Après la période hippy qui rejette la superficialité, la fin des années 1970 voit le retour du maquillage et du glamour. Bon nombre de musicien·nes No Wave adoptent alors des allures et des poses élaborées pour exprimer un détachement désabusé. En généralisant, Simon Reynolds affirme que leur public avait « l’habitude de regarder les concerts sans bouger, trop occupés à perfectionner leurs regards inexpressifs et impartialement cool25. » Cette apparence froide, distante et désincarnée est adoptée par plusieurs artistes qui participent à l’exposition Pictures. Cindy Sherman se rappelle que, même lorsqu’ils allaient à des fêtes, Troy Brauntuch, Jack Goldstein et Robert Longo « restaient impassibles avec leurs putains de vestes et aussi probablement leurs lunettes de soleil, prêts à partir à tout moment.26 »

Dans New York City in 1979, Acker décrit des scènes de son quotidien, aussi violent, sale et désillusionné que celui de Lydia Lunch : une soirée au poste avec des prostituées, une autre au Mudd Club, les personnes qu’elle côtoie, leurs difficultés, leurs confusions, leurs sexualités ou encore leurs réflexions sur l’art, le sexe ou le féminisme27. Janey, violée et frappée par son mari qu’elle déteste, n’éprouve plus de sentiment et veut se débarrasser de ses souvenirs. « Un T-shirt noir, sans manche, ceint la poitrine de Janey. Pantalon en faux cuir noir plissé masque son absence de bite. Une fine cravate léopard s’enroule autour de son cou.28 » Johnny, quant à lui, refuse de concrétiser les espoirs que ses proches placent en lui et veut se consacrer à la musique. « Puisqu’il ne peut se permettre de contact humain, il ne peut se permettre de désir. Il traîne donc avec de riches zombies qui n’ont jamais eu affaire aux sentiments. C’est une attitude d’artiste new-yorkais typique.29 » Dans plusieurs passages de ce texte, le style vestimentaire extériorise les troubles et émotions de celles·eux qui les adoptent, leur inexpressivité est une protection contre un monde haïssable et violent.

 

8 Roberto Longo, Untitled (1980), de la série “Men in the Cities”, fusain et mine de plomb sur papier, 243,8 x 121 cm

En 1977, Longo entame la série de dessins en noir et blanc Men in the Cities (fig. 8). Ils figurent des hommes portant des costumes et des femmes vêtues de tailleurs dans des poses contorsionnées, entre la danse et la chute. Pour les réaliser, il fait poser ses proches, leur lançant des balles ou les tirant avec une corde pour photographier leurs postures disloquées. Outre son intérêt pour les chutes cinématographiques, déjà manifeste dans le bas-relief The American Soldier, Longo cite comme influence l’attitude de James Chance sur scène30. Son agressivité et sa danse épileptique sont exécutées dans des vêtements chics et tape-à-l’œil, un style élaboré par Anya Philipps, sa compagne. « Elle fabriquait des vêtements, explique Chance, mais trouvait la plupart des trucs dans des magasins d’occasion.31 » C’est probablement aussi dans les friperies que se fournissait Amos Poe. Les personnages masculins de ses films portent des chemises, vestes et cravates qui rappellent les années 1950, comme les dessins de Longo, qui sont également en noir et blanc. C’est ainsi que les ami·es et les proches deviennent des personnages extraordinaires, en les déguisant et en les faisant jouer ou prendre des poses. Dans The Foreigner (1978) le réalisateur Eric Mitchell incarne Max Menace, un détective ignorant tout de sa nouvelle mission qui entame une enquête erratique dont la résolution passe vite au second plan, laissant place à la présentation d’une galerie de personnages, stéréotypés et ironiques, qu’il croise dans des scènes volontairement emphatiques. Anya Phillips, vêtue d’une combinaison de latex noir, engage une détective aux allures de femme fatale, jouée par Patti Astor, pour suivre Max Menace. Elles échangent des répliques cinglantes, sur-jouant leurs rôles respectifs. Au coin d’une rue, Debbie Harry demande une cigarette au héros, puis lui chante une chanson en allemand. Chanteuse du groupe Blondie, Debbie Harry a créé pour la scène un personnage de femme inspiré de Marylin Monroe, exagérant son sex-appeal.

Une nouvelle de Richard Prince chronique ce mélange entre personne et personnage32. Une certaine Connie A. Connie qui rencontre le succès en jouant dans un groupe de No Wave élabore une attitude sur scène pour mieux correspondre à ce qu’elle pense que son public attend d’elle, jusqu’à l’incarner au quotidien. C’est là un trouble qui anime ou fascine nombre de ces jeunes artistes. Leurs pratiques, dans des domaines différents, consistent à manipuler des représentations originellement faites pour présenter le monde de façon lisible et idéalisée, faites pour soumettre des sujets à des stéréotypes. Exprimant un malaise face au monde, le refus de s’y soumettre autant que les effets psychologiques et d’adhésion de ces représentations, leurs productions explorent les divers types de juxtapositions entre être et idéalisation.

 

L’utilisation d’images ou de textes préexistants permet d’y inscrire sa propre vie. Les artistes qui manipulent des stéréotypes sondent ainsi cette forme d’existence qui s’appuie sur la réalité autant que sur les idéalisations. Sherrie Levine, célèbre pour ses reproductions d’œuvres, publie également des Statements, des déclarations sur son travail. Ce sont, comme ses œuvres, des emprunts. L’un d’entre eux est un extrait de « L’armoire », une nouvelle d’Alberto Moravia33. Elle raconte les tourments d’une femme qui, pour être aimée, confie son attitude à celle qu’elle appelle « l’autre », inauthentique et excessive. Le passage choisi par Levine raconte le moment où l’héroïne expérimente pour la première fois ce dédoublement de personnalité. Enfant, elle surprend ses parents faisant l’amour et, sous le choc, se distancie de la réalité tandis qu’une copie d’elle-même continue d’y évoluer, celle qui prendra ensuite le contrôle sur sa vie.

De cet extrait Levine fait une déclaration sur son travail. Comme l’héroïne, l’artiste se distancie de ce qu’elle observe, des images d’œuvres historiques. Il est notable que cette attitude, qui permet d’observer une situation avec détachement, conduit Levine, comme la femme décrite par Moravia, à imiter des modèles sans y croire. Levine reproduit des œuvres. L’héroïne de « L’armoire » adopte des attitudes normées, comme le font les musicien·nes et les actrice·eurs No Wave, Cindy Sherman ou Kathy Acker.

 

Toutes ces pratiques, musicales, cinématographiques, plastiques ou littéraires, partagent un refus de la virtuosité et qui s’exprime par des formes à la facilité de production provocante. La No Wave est faite par des néophytes qui se contentent parfois de répéter un seul accord. La reproduction d’images requiert peu de compétences. Richard Prince la compare d’ailleurs aux groupes sachant à peine jouer de leurs instruments34. Les réalisateur·trices No Wave revendiquent l’influence des films d’Andy Warhol, de Godard ou de Fassbinder, réalisés avec peu de moyens. L’utilisation d’outils sans compétences s’accompagne de la reproduction, garantissant un effet, celui de ressembler à des genres établis et reconnaissables. L’utilisation de matériaux préexistants sert ainsi à créer des personnages et à témoigner de leurs vies intérieures. Exprimer une identité se fait en l’enrobant de représentations stéréotypées de sorte qu’elle est aussi personnelle que générique. Évidemment, cela trouve des applications différentes selon les domaines d’expression et selon les pratiques. Leurs échanges font circuler, de façon souple et non programmatique, une relation aux stéréotypes. Ces artistes influencé·es par la théorie critique et nourri·es par une détestation de l’ordre moral que véhiculent ces représentations, admettent cependant qu’elles les fascinent et en reconnaissent la puissance. C’est l’attitude d’une génération qui en a fait la critique autant que l’expérience. D’une part, elle a discerné la normalisation que véhiculent les représentations. D’autre part, elle a constaté leurs effets. Les stéréotypes cherchent à influencer en excitant les émotions. Leurs effets ne sont pas endigués ou dénigrés, mais intégrés à des productions et à des attitudes, soulignant parfois à outrance l’identification qu’elle engendre. Des hommes à la masculinité exagérée jusqu’au ridicule, des femmes objets de désirs devenant outrancières, des identités changeantes et morcelées, voilà autant de façons de déjouer les stéréotypes produits en masse et initialement destinés à un plaisir standardisé, en les performant, en les amplifiant jusqu’à l’absurde ou en les déviant vers des territoires moins normatifs. Endossés de manières toujours singulières, ils offrent la possibilité de traduire sentiments et états d’âme. Or, se laisser aller à ses émotions c’est se laisser influencer, ne plus soumettre ses actes au contrôle de la raison, n’être plus soi-même35. Mêler clichés et vie quotidienne permet ainsi de parler de soi en utilisant un matériau déjà là, accessible.