Exposer l’art technologique durant le confinement : esquisse d’une typologie de nouvelles formes de médiation interactives
Lors du confinement du printemps 2020, lié à la crise du coronavirus, les artistes et les institutions culturelles – musées, galeries ou foires commerciales –, furent confrontées à une situation inédite, conséquence des mesures sanitaires mises en place : l’impossibilité de rencontrer physiquement leur public. Dans de nombreux environnements comme l’enseignement ou le secteur tertiaire, les activités se sont graduellement déplacées vers le web, séances de travail ou conférences prenant corps dans l’outil omniprésent de cette période : le logiciel de téléconférence. Ainsi, dans le monde de l’art, on a pu constater un déplacement des évènements publics vers ces interfaces, tables rondes ou conférences d’artistes ayant lieu virtuellement, alors que les expositions elles-mêmes furent souvent reportées ou mises en ligne par le biais de galeries virtuelles. Mais bien souvent, l’accès à l’œuvre demeura difficile ou peu convaincant, la médiation à travers une simple numérisation de celle-ci interdisant un dialogue satisfaisant. Dans ce contexte très particulier, on a toutefois pu observer un certain nombre de projets plus expérimentaux, qui grâce à l’utilisation de technologies préexistantes et largement accessibles, réussirent à reproduire une expérience sensorielle et cognitive convaincante pour le public. Nous aborderons ces pratiques de remédiatisation1, qui s’inscrivent dans un espace hybride situé entre l’œuvre et sa médiation technologique, à travers l’exemple de trois outils très communs – l’application de réalité augmentée pour smartphone (AR), les logiciels de vidéoconférence et de partage d’écran, ainsi que le jeu vidéo – afin d’interroger les particularités de ces nouvelles expériences spectatorielles, et d’en saisir les enjeux esthétiques.
Alors que les représentations photographiques dans des galeries virtuelles peinent à offrir plus qu’un support référentiel au public, une forme de documentation2, certaines technologies permettent d’investir l’interstice entre l’œuvre et sa reproduction. En novembre 2020, l’artiste américaine Judy Chicago lance « Judy Chicago Rainbow AR », une application de réalité augmentée qui permet, avec un smartphone, de placer des fumigènes colorés dans un espace réel, développé en collaboration avec la fondation Light Art Space à Berlin (Vidéo 1). Le projet s’inscrit dans la continuité de la série Atmospheres initiée à la fin des années 1960, installations in situ qui visent à « féminiser » et « adoucir » l’environnement en dégageant symboliquement l’énergie sexuelle de l’artiste3, transformée en outil politique4. Cette opposition militante « à la scène macho du land art »5 repose fondamentalement sur une expérience esthétique subjective et immersive. Sa version numérique, dans laquelle l’image est complétée par une piste sonore méditative, permet au public d’appréhender l’œuvre en se déplaçant, dans un contexte spécifiquement choisi. Conçue pour suggérer la possibilité de changements positifs et d’espoir dans un contexte de pandémie, l’application – ou devrait-on parler d’œuvre dans ce cas particulier ? – permet sans aucun doute une médiation convaincante des stratégies de Chicago, qui transcende l’impossibilité de voir ses œuvres en chair et en os. Dans ce projet, se pose bien sûr aussi la question de la relation entre les fumigènes et leur équivalent numérique – une modélisation 3D de la fumée nécessairement « virtuelle » – et celle du statut de cette remédiatisation. En somme, une des questions philosophiques fondamentales qui se pose ici est celle du statut de cette réalité augmentée, de la pertinence de dissocier espaces réels, réalités mixtes ou augmentées et espaces virtuels, ainsi que des relationalités qu’il conviendrait d’établir entre elles6.
Mais si cette problématique est centrale dans le cas de projets impliquant une œuvre physique avec une matérialité concrète, elle se pose en d’autres termes pour des projets d’art numérique7. Le programme virtuel de la galerie König à Berlin, ainsi que le projet « Screenwalks » du Fotomuseum Winterthur et de la Photographers’ Gallery à Londres s’adressent à des artistes dont les œuvres intègrent une composante nativement numérique importante : dans le premier cas le jeu vidéo, dans le deuxième des formes post-photographiques8. Grâce à une interface numérique, la transposition ou la médiation de ces œuvres bénéfice d’une grande modularité, et la relation entre celles-ci et le public d’une plus grande proximité. Mais par cette proximité technique, se brouillent également la distinction entre l’œuvre, son expérience et sa médiation, renforcée par ailleurs par l’absence du lieu de l’expérience, facteur important pour saisir l’art à travers sa composante institutionnelle et le processus d’artification9.
Le projet Screenwalks, développé conjointement par Jon Uriarte de la Photographer’s Gallery et Marco de Mutiis du Fotomusuem, propose des expériences virtuelles, littéralement des balades à l’intérieur de l’écran10. Le projet s’adresse tout particulièrement à des artistes chez qui la technologie numérique joue un rôle central, s’inscrivant majoritairement dans le champ de la photographie au sens large. Dans le cadre de ce programme, dans lequel les artistes invitent le public à découvrir leur processus créatif et leur univers, associant un commentaire de leur pratique, avec une série de fonctions qui permettent d’en expérimenter certains aspects. Certaines fonctions du logiciel Zoom ou de logiciels déployés en parallèle, le partage d’écran, l’usage de filtres AR ou le contrôle par le public de l’ordinateur de l’artiste, permettent de saisir le processus créatif « de l’intérieur », ou même d’y participer activement. La particularité de Screenwalks, qui à certains égards ressemble à une conférence d’artiste plus conventionnelle, est la capacité de la médiation technique à dépasser la passivité de ce type d’échange, sans forcément passer par une dimension réellement interactive, mais plutôt en mobilisant une culture technologique et une familiarité avec ces dispositifs : composer avec un public assis devant son ordinateur constitue ainsi une émulation productive des problématiques abordées, la culture numérique étant conditionnée par cette interface humain-écran.
Médiation passive et interactivité contextuelle
Le screenwalk d’Alan Butler, qui explore les enjeux sociaux, politiques et économiques du jeu vidéo, est à ce titre exemplaire. Dans son projet « Down and Out in Los Santos » commencé en 2016, l’artiste irlandais aborde la relation entre univers vidéoludiques et monde réel, documentant notamment les représentations de la population sans domicile fixe du jeu de la franchise Grand Theft Auto (GTA). Il exploite le mode photographique du jeu pour documenter ces personnages qui, comme dans le monde réel, se situent en marge de la société. Ainsi, dans le jeu, ces PNJ n'occupent aucune fonction significative dans la trame narrative 11. L’intervention de Butler consiste à expliquer les particularités de sa démarche qui s’apparente à nouvelle forme de street photography, à commenter les spécificités techniques du mode photo (Vidéo 2) et à décrire l’implémentation des SDF dans le jeu. Si le travail de Butler exposé dans un white cube bénéficie de la validation institutionnelle qui lui est rattachée et d’un dispositif scénique avec un espace de perception neutre12, sa médiation en ligne permet au contraire de réinscrire le public dans le dispositif source et d’en reproduire l’interface et l’expérience. Tandis que la galerie ou le musée construit une « césure avec le quotidien » pour promouvoir l’expérience esthétique13, ce déplacement est ici garanti par le positionnement du spectateur ou de la spectatrice, assis·e devant son ordinateur, immergé·e dans le dispositif spécifique de l’expérience vidéoludique14. La question du point de vue est ici centrale : lorsque le public regarde Butler jouer son personnage, il le perçoit à la première personne, en vue subjective, comme s’il le contrôlait lui-même, reproduisant ce que l’on pourrait nommer une phénoménologie de l’interactivité. Lorsque Fred Forest compare en 1995 déjà la finitude de l’œuvre « classique » au dynamisme spatial et temporel de l’œuvre multimédia15, il faudrait ici ajouter la circulation de l’œuvre elle-même entre espace physique et espace en ligne, ainsi que les transformations culturelles liées à l’usage massif de technologies numériques – jeu vidéo, mais aussi toute autre forme d’usages d’interfaces en ligne.
La culture numérique structure ainsi de manière déterminante le « public » de l’ère post-digitale. Une transposition de l’étude de Jonathan Crary sur l’observateur moderne à l’utilisateur contemporain serait à ce titre essentielle, afin de saisir les implications socio-technologiques de cette interface, une formalisation d’un « comportement informationnel » pour reprendre la notion proposée par Lev Manovich16. Google Street View, une application très courante qui façonne notre relation à l’espace, constitue le vecteur d’une expérience originale. Durant l’été 2020, les curateurs de Screenwalks développent un bot qui se balade de manière autonome dans l’interface Google Street View, afin d’automatiser le programme durant les vacances. À partir d’une sélection de lieux liés à l’histoire de la photographie est initiée une déambulation vectorielle automatique, une exploration d’espaces virtuels grâce à un processus basé sur un algorithme. En utilisant l’interface de Google comme infrastructure photographique automatisée, le projet fait écho à notre usage d’un outil qui conditionne notre relation à l’espace réel. Il rappelle aussi de nombreux travaux artistiques menés depuis une dizaine d’années, et plus particulièrement le projet Nine Eyes de Jon Rafman. Le titre de cette série évoque les neuf objectifs de la caméra des voitures Google, et se concentre sur les images cocasses ou improbables, ainsi que les glitchs produits par le système. Le bot du projet Screenwalks quant à lui, s’inscrit plutôt en porte-à-faux avec ce processus de sélection d’images par une entité humaine, produisant une déambulation chaotique et une expérience plutôt déplaisante. Mais parfois, de manière ponctuelle, pointent des images saillantes : mais elles ne sont pas produites par le dispositif lui-même, mais elles émergent de la confrontation entre notre culture visuelle et les lieux visités. La formation rocheuse El Capitan du parc Yosemite (Vidéo 3), ou les vues urbaines de rues américaines (Vidéo 4), rappelle indéniablement les sujets de prédilection de la photographie américaine, et la place que celle-ci occupe dans l’inconscient collectif. Dans le contexte de Screenwalks, ce projet occupe un statut hybride, ni vraiment performance artistique, ni document ou médiation, mais plutôt support de projection ou de polarisation des questions que cette technologie visuelle implique. La capture photographique automatique, également publiée sur un compte Twitter dédié et un canal Twitch, questionne la technologie comme outil de médiation du réel et de son appropriation par des artistes. Dans ce cas particulier, l’appréhension du projet par le public bénéficie de ce que l’on pourrait nommer une médiation immersive-contextuelle, qui bénéficie d’une interactivité logicielle, mais à travers une assimilation, plutôt qu’au recours à un processus interactif réel17.
Dans divers projets de Screenwalks qui se tiennent sur Zoom, le dispositif est souvent adapté ou complété par des logiciels ou des fonctions additionnels, qui permettent une interaction effective avec le public. L’artiste et curatrice britannique Zaiba Jabbar s’empare également d’une forme d’automatisation, très présente dans notre quotidien : les filtres de réalité augmentée. Comme le précise Marco de Mutiis dans son introduction à la séance (Vidéo 5), la vision par ordinateur et la reconnaissance d’objet, implémentées dans des applications de smartphone, ont fortement conditionné la conception de notre propre image, à travers l’usage de filtres de réalité augmentée. Ces filtres appliqués aux visages, qu’ils soient visibles ou imperceptibles, occupent aujourd’hui une place importante dans les réseaux sociaux, Instagram et Snapchat en tête, et dans les applications de photographie des téléphones. Si on y trouve des applications comme FaceTune qui permettent une « amélioration » de son image, on a également vu émerger un milieu plus créatif (Vidéo 6). Depuis peu, il existe même des marques de cosmétiques, qui offrent des formes de maquillage AR produit pour un monde confiné18. En brouillant la notion d’identité, l’usage de ces technologies fait apparaître une multitude de questions politiques, liées aux idéaux de beauté, à la représentation de personnes racisées ou à la représentation de genre. La particularité de la séance Screenwalks avec Zaiba Jabbar, figure d’un mouvement critique de ce phénomène et créatrice de la plateforme féministe hervisions.world, est d’avoir intégré ces filtres dans Zoom lors de sa conférence, ce qui permet une familiarisation avec le dispositif, visible à l’écran par l’intermédiaire du smartphone de l’artiste.
Médiation, interaction, interactivité
Dans d’autres projets Screenwalks, cette relation d’interactivité contextuelle se transforme en interaction effective. Lauren Huret s’intéresse aux travailleurs du clic – pour reprendre l’expression du sociologue Antonio Casili19 – à travers une réflexion sur les modérateurs de contenu des réseaux sociaux, mains invisibles qui conditionnent notre expérience en ligne. Rappelant la performance de net art Life Sharing (2000-2003) du collectif 0100101110101101.org (Eva et Franco Mattes), qui permettait au public d’accéder aux fichiers de leur ordinateur, le screenwalk de l’artiste franco-suisse intégrait un logiciel qui permettait de faire de même. Malgré l’autorisation assortie de la demande de ne pas provoquer de dégâts durables, un·e utilisateur·trice visiblement versé·e dans le piratage informatique réussit à complètement prendre le contrôle de la machine, privant l’artiste de ces droits d’administratrice du système. L’interface technologique interactive, et plus encore cette prise de contrôle impromptue, démontre ainsi la productivité de ce type de dispositif, pour rendre tangibles et visibles les problématiques abordées par l’artiste. Dans un cadre plus général, elle prend acte de la reconfiguration du public lui-même, et des particularités des conditions culturelles de la perception liée aux technologies numériques.
Un outil essentiel au cœur de cette reconfiguration épistémologique – dans le sens où elle change notre manière de percevoir et d’expérimenter le monde à travers des dispositifs techniques – constitue la clé de voûte du programme en ligne développé par la galerie König à Berlin en avril 2019, intitulé « The artist is online ». Mis en œuvre par le galeriste Johann König et la critique Anika Meier, celui-ci va encore plus loin dans la réflexion sur la médiation à distance, utilisant le jeu vidéo comme cadre de référence principal. La première exposition, « Surprisingly this rather works » de Manuel Rossner (vidéo 7), construit un environnement en réalité augmentée, exploré grâce à une application smartphone, qui permet la découverte ludique des œuvres virtuelles installées dans l’église brutaliste qui sert d’espace d’exposition à la galerie. Imaginé au croisement entre l’émission américaine des années 1990 American Gladiator (parcours d’obstacle et combats (vidéo 8)) et les gyms, des animations 3D utilisées pour l’entraînement du machine learning20, cet espace reconduit des mécanismes vidéoludiques communs, comme sauter du point A au point B sans tomber dans le vide. L’exposition propose une forme convaincante d’interaction en remplaçant le système de navigation – souvent peu intuitif des galeries virtuelles – par ces mécanismes de jeu qui conjuguent le modèle 3D d’un espace réel avec des œuvres virtuelles conçues pour le projet. La virtualisation de l’espace – pour l’exposition « Perception of reality » du Frankfurter Kunstverein en 2017, Rossner avait également modélisé l’institution pour provoquer la rencontre brutale entre espace réel et œuvres virtuelles – n’est donc pas une simple contingence du confinement, mais bien une composante réflexive de l’œuvre, à laquelle le public peut ici accéder à distance.
Pour le deuxième projet de cette série, l’artiste et hacker Thomas Webb a développé un jeu vidéo ad hoc, inspiré de l’esthétique des jeux d'arcade des années 198021, qui constitue la matrice de l’exposition. En croisant cette réminiscence formelle du passé avec une problématique essentielle du monde contemporain – la question des usages des données que nous produisons sur le web – Webb propose un espace d’expérimentation autoréférentiel. Dans cet environnement, il analyse le comportement du joueur ou de la joueuse, qui doit résoudre des quêtes et interagir avec d’autres personnages (Vidéo 9). Il produit ainsi des profils circonstanciés et des PNJ qui réagissent en conséquence, grâce à un algorithme d’analyse du comportement, emprunté à la désormais célèbre entreprise d’analyse de données, Cambridge Analytica. Le deuxième pan de l’exposition consiste en une salle dans le jeu, à laquelle on ne peut accéder qu’après avoir trouvé une clé, qui contient 12 œuvres qui traitent de cette même problématique, comme Zeitgeist (2020) qui aborde le statut de Mark Zuckerberg dans le « capitalisme de surveillance »22 (Vidéo 10). Parfois il s’agit de travaux préexistants, transposés en pixel art, parfois ils sont conçus spécifiquement pour le projet. Ce format très complexe, à mi-chemin entre œuvre et exposition, développé conjointement avec la curatrice Anika Meier23 permet ainsi, dans le contexte de la pandémie, une confrontation très productive avec l’économie des données, qu’elle rend visibles à travers une approche critique. Une forme d’immersion liée à la forme culturelle du jeu vidéo, ses particularités ludiques et sa forme nostalgique (pixel art, autotune, etc.), révèlent des mécanismes connus mais peu visibles, problématisés grâce au jeu comme espace d’expérimentation autoréférentiel. L’émulation des gestes du joueur ou de la joueuse qui produisent des données – comme la moindre action sur le web ou le smartphone – ainsi que la problématisation de ces questions dans les œuvres exposées dans le jeu, peuvent être efficacement menées à distance, grâce à aux modalités interactives et à une immersion contextuelle.
Dans ses travaux sur les technologies numériques, Friedrich Kittler insistait en 2002 sur la différenciation entre les médias optiques et « les infographies, [qui] ne sont pas des images », mais un « software. »24 Cette condition ontologique qui rejoint la notion de post-média de Lev Manovich25, conduit à une modularité et à une flexibilité, qui confère aux formes de médiation une proximité inédite avec les œuvres auxquelles elles se confrontent. Contrairement à des formes de représentation – des images photographiques de quelque chose –, il n’y plus ici de césure qui implique une remédiation d’un support vers un autre, mais plutôt un continuum, plus proche de la variation. Ces nouvelles formes d’exposition ou de médiation mises en place par le projet « Screenwalks » et la Galerie König, prennent donc acte d’une transformation profonde de la nature des œuvres numériques. Bien que cette condition ait été niée par certains pans du champ de l’art – le net art a longtemps été marginalisé car sa nature exclusivement numérique contrevenait avec certaines logiques commerciales ou institutionnelles – les « nouveaux médias » semblent plus à même de survivre en temps de pandémie. Alors que les médias optiques, selon l’hypothèse formulée par Kittler dans Médias optiques signifieraient la fin de l’art26, et que l’infographie signifierait la fin des médias optiques, force est de constater la vitalité des formes artistiques nativement numériques, grâce à la modularité des œuvres elles-mêmes et de l’expérience spectatorielle du public, fruit de son immersion dans la culture numérique.