Wassily Kandinsky et les images en mouvement. Un spectateur participatif du cinéma expérimental à Hollywood
Heute gehe ich ins Kino.
Heute gehe ich. Ins Kino
Heute gehe. Ich ins Kino1
C’est par ces variations autour d’une phrase modèle « Aujourd’hui je vais au cinéma », que l’artiste russe Wassily Kandinsky illustre sa réflexion sur l’élément géométrique point, dans son ouvrage de 1926 Punkt und Linie zu Fläche. Beitrag zur Analyse der malerischen Elemente [Point et ligne sur plan. Contribution à l’analyse des éléments de la peinture]2 (fig. 1).
Au premier abord, le choix d’une référence à une activité commune peut surprendre de la part d’un intellectuel, qui articule ici sa théorie picturale. L’exemple « Aujourd’hui je vais au cinéma » permet alors à l’artiste d’expliquer comment le point, en se détachant progressivement de la phrase, peut être libéré des conventions et des usages, pour pénétrer le monde de la peinture, où il se libère de sa subordination et se transforme en un être autonome3. Or, si la phrase « Aujourd’hui je vais au cinéma » sert ici à Kandinsky d’exemple pour relater l’éloignement du quotidien vers un monde intérieur, elle résonne en même temps comme l’intrusion du quotidien de l’artiste. En tant que nouveau médium, le cinéma a profondément modifié la culture visuelle au début du XXe siècle. Comme la photographie, que Kandinsky pratiquait en amateur et qu’il utilisait fréquemment pour promouvoir son art4, le cinéma suscita en son temps de nombreux débats sur ses rapports avec les beaux-arts, et plus particulièrement avec la peinture. Ces discussions s’intensifièrent au cours des années 19205. Ainsi, pour n’en citer qu’un exemple, le critique Bernhard Diebold s’interrogea en septembre 1920, dans le Frankfurter Zeitung, quant à la possibilité du film de s’émanciper de la reproduction servile de la nature, pour s’élever et devenir une « peinture en mouvement6 ». Diebold en appelait alors au peintre pour qu’il « peigne des films7 ». À cet égard, de nombreux artistes, tels Walther Ruttmann, Viking Eggeling ou Hans Richter, s’intéressèrent à la même époque au médium cinématographique, en l’orientant vers l’expérimentation abstraite8.
Par opposition avec sa pratique photographique, Wassily Kandinsky semble n’avoir jamais eu en mains une caméra ni n’avoir effectué des essais de peinture sur pellicule. S’il n’est donc pas possible de le qualifier de « cinéaste amateur »9, il fut néanmoins un « cinéphile ». Sa curiosité s’étend sur une large gamme d’expressions et de genres cinématographiques, au point de suggérer une forme de participation à l’aventure du médium. En dépit du grand nombre de travaux sur l’œuvre et la vie de Kandinsky, une étude approfondie de sa relation avec le cinéma reste à écrire10. Son goût peut être notamment décrit à travers trois épisodes de rencontre avec le médium cinématographique, qui eurent lieu dans les années 1920 et 1930, et dévoilent son attitude face à trois genres distincts de films : le cinéma d’avant-garde de l’époque du Bauhaus, et notamment le film abstrait animé et le Lichtspiel [jeu de réflexions lumineuses]11, le tournage d’un documentaire consacré à son travail, et l’introduction de son œuvre dans le monde hollywoodien. À travers ces épisodes successifs, la relation de Kandinsky au médium se relève avoir été sans doute plus participative que ne le laisse supposer son état de spectateur, pratiquant le cinéma en cinéphile.
Kandinsky au Bauhaus, un regard sur le film abstrait
Des témoignages de Wassily Kandinsky et de sa seconde épouse Nina, née Andreievskaia, suggèrent que le peintre avait une affection particulière pour le cinéma et qu’il s’y rendait régulièrement. Ainsi, Nina Kandinsky se souvient en 1976 que lors d’un séjour de six mois à Berlin, avant que Kandinsky ne prenne possession de son poste de professeur au Bauhaus en 1922, « nous nous sommes abondamment livrés à notre passion d’aller au cinéma12. » En juillet 1926, peu après son emménagement dans sa maison de maître au Bauhaus de Dessau, le peintre écrivit à son ami l’historien de l’art Will Grohmann :
Et malgré tout, c’est merveilleux ici : nous vivons à la campagne, loin de la ville, on entend des poulets, des oiseaux, des chiens, nous sentons des odeurs de foin, des fleurs de tilleul, des parfums de forêt. En quelques jours, nous sommes devenus des personnes différentes ici. Même le cinéma ne nous attire pas, et ça en dit beaucoup, vraiment beaucoup13.
Ce témoignage confirme que le cinéma avait pris une place importante dans le quotidien de Kandinsky avant son arrivée à Dessau : et la pause cinématographique mentionnée dans ce courrier ne dura sans doute pas longtemps. Nina Kandinsky note en effet en 1976, dans un chapitre dédié à la personnalité de son mari, qu’aller au cinéma était pour lui un moyen de se distraire, après son travail journalier : « Après le travail, il se détendait avec de la musique, en lisant ou encore en allant au cinéma14. » Le cinéma faisait donc indirectement partie du processus créatif de Kandinsky, en tant que césure distractive. L’artiste semble avoir conservé cette habitude lors de sa période parisienne, de 1933 à 1944. Dans une lettre à son ancien élève Hans Thiemann en 1937, le peintre s’excuse du retard de sa réponse en invoquant son travail et ses loisirs, parmi lesquels il cite :
J’écris déjà depuis presque huit jours cette lettre, qui est encore et encore interrompue. Je suis dérangé par ma propre peinture (je travaille en ce moment à une nouvelle œuvre qui m’éprouve beaucoup), mais aussi par d’autres choses – des visites, des « sorties » (concerts, réceptions, cinéma, etc.)15.
En dehors de ces moments de détente, Kandinsky se confronta à un autre genre de cinéma, présenté au Bauhaus même. Durant les années où il y enseigna, de 1922 à 193316, et malgré les souhaits formulés durant cette période par le professeur László Moholy-Nagy, aucun cours de film ou lieu d’expérimentation filmique ne furent organisés, faute de moyens17. Le médium cinématographique joua cependant un rôle important au sein du Bauhaus, et suscita de nombreuses références dans la pratique photographique de ses membres. En témoigne une photographie qui montre Josef Albers et le couple Kandinsky posant pour un tableau vivant composé d’après un film18 (fig. 2).
Les nombreux écrits et la correspondance abondante de Kandinsky ne permettent cependant pas d’établir précisément la liste des films que le peintre a pu voir, au sein du Bauhaus et en dehors. L’historiographie actuelle considère qu’il a assisté à trois soirées cinéma organisées dans l’école à Dessau en juin 1930. Lors de ces manifestations artistiques, Hans Richter, intervenant au Bauhaus, présenta entre autres ses films abstraits Rhythmus 2119 et Rhythmus 2320. La Symphonie diagonale de Viking Eggeling, mort cinq ans plus tôt, fut également projetée à l’occasion de ces événements21. L’historien du cinéma Klaus Lippert rapporte en outre en 1981, mais sans citer de source, qu’après avoir vu le film d’Eggeling, Kandinsky se serait exclamé : « Cela, il l’a copié sur moi22. »
Comme mentionné en introduction, à cette même époque, Kandinsky intègre le cinéma et les expérimentations qui l’entourent à ses réflexions écrites sur l’art. En 1927, répondant à un article du critique Ernst Kàllai portant sur la relation entre peinture et photographie23, Kandinsky élargit ainsi la discussion aux relations entre peinture et film24. Malgré le rythme accéléré des transformations technologiques contemporaines, l’artiste s’interroge sur la pertinence de l’opposition entre peinture et film, entre statique et cinétique. Il évoque en ce sens l’existence d’une dimension temporelle dans la peinture de chevalet, notamment à travers l’expérience dans la durée qu’en a le spectateur. Défendant l'égalité entre la peinture et le cinéma, Kandinsky n’envisage pas que ce dernier en vienne à remplacer la première. Toute partialité serait à ce titre dangereuse, et, selon l’image qu’il emploie, sauter sur une même jambe entraînerait inévitablement la paralysie de l’autre. Dans un second article nommé « UND. Einiges über synthetische Kunst », également paru en 1927, il affirme en outre que les frontières entre les arts du xixe siècle ont été progressivement abolies depuis, rendant désormais possible l’avènement d’un art synthétique25. Il cite à ce propos les spectacles d’orgues de couleurs [Farbenorgel] qui ont eu lieu en Angleterre, en Allemagne et aux États-Unis. Il mentionne également, pour l’Allemagne, les jeux de lumières colorées sur fond musical [Lichtspiele], ainsi que, pour la France et l’Allemagne, les débuts du cinéma abstrait accompagnés en musique, mais sans citer d’exemples précis26. Dans cet article, Kandinsky apparaît donc en spectateur intéressé et informé des récents développements et des expérimentations cinématographiques, qu’il relie à sa propre pratique artistique en mentionnant dans une note sa pièce de théâtre expérimental Gelber Klang [Sonorité jaune], publiée pour la première fois en 1912 dans l’Almanach du Cavalier bleu27.
La connaissance de Kandinsky des Lichtspiele [jeux de réflexions lumineuses] suggère qu’il a assisté à la projection des Reflektorische Farblichtspiele de Kurt Schwerdtfeger, élève du Bauhaus28. Ces formes géométriques abstraites créées à l’aide de lumières colorées semblent avoir été montrées pour la première fois lors d’une fête privée organisée par Kandinsky en février 192229. Ludwig Hirschfeld-Mack, un autre élève du Bauhaus, en développa le principe avec ses Farbenlichtspiele à partir de 192330. Ces dernières furent entre autres présentées à la suite d’une conférence de Kandinsky en février 1925 à Leipzig31.
Le 4 avril 1928, Kandinsky se rapprocha lui-même de ces expérimentations en mettant en scène les Bilder einer Ausstellung [Tableaux d’une exposition] du compositeur russe Modest Mussorgsky, au Friedrich-Theater de Dessau, à l’invitation de son directeur Georg Hartmann32. Dans l’écriture de cette suite pour piano, Mussorgsky s’était inspiré en 1897 des dessins de voyage de son ami, le peintre et architecte, Viktor Hartmann. Kandinsky retraduira à son tour visuellement l’impression provoquée en lui par l’écoute de cette musique33.
L’ensemble composé de seize images essentiellement abstraites faisait usage de la lumière colorée en suivant les écrits théoriques de l’artiste sur le théâtre et la perception des couleurs, lui permettant de réaliser sa vision d’une synthèse scénique.34. Par exemple, dans le tableau sept nommé Bydlo, plusieurs formes géométriques traversent la scène de droite à gauche, soit suspendues par des fils de fer, soit déplacées par des employés invisibles, cachés par une paroi noire, comme le note Kandinsky dans le manuscrit de la pièce35. Sur une aquarelle intitulée Tableau VII, Bydlo, il ajouta des indications concernant les couleurs de ces formes et leur éclairage, tout en précisant que la mise en scène de ce tableau n’était possible qu’avec un bon projecteur de lumière, ce qui témoigne de ses exigences techniques36 (fig. 3). Dans un article consacré à sa mise en scène, Kandinsky souligna le rôle de ces différents éléments picturaux employés : les formes elles-mêmes, leurs colorations, celles des projections lumineuses, donnant l’effet de peintures en profondeur, le jeu autonome de la lumière colorée, le montage et le démontage des tableaux en accord avec la musique37. L’historien de l’art Ludwig Grote considéra dans un article sur cette pièce que Kandinsky aurait ici dépassé les expérimentations de Moholy-Nagy et Hirschfeld-Mack. Grote décrivit l’effet de cette mise en scène en la rapprochant de la pratique picturale de l’artiste : « Les formes n’apparaissaient que comme des surfaces, la scène semblait complètement irréelle en raison du fond noir et de l’éclairage, comme l’espace dans les peintures de Kandinsky38. » Cette peinture de lumière, à la suite des Lichtspiele du Bauhaus, mettait en jeu la temporalité de l’expérience picturale. Par cette synthèse des arts, combinant théâtre, lumière, peinture et musique, Kandinsky s’inscrivait dans une émulation directe avec les expérimentations cinématographiques contemporaines présentées au Bauhaus.
Wassily Kandinsky dans les films Schaffende Hände [Mains créatrices] de Hans Cürlis
La relation de Kandinsky au cinéma ne saurait cependant être limitée à ses expériences plastiques liées au Bauhaus, au film abstrait et plus généralement à la Lichtkunst [art de la lumière]. En 1926, il eut notamment l’occasion de se trouver cette fois devant une caméra.
La série de films Schaffende Hände39, dont les premières prises de vue eurent lieu entre 1922 et 192340, contribua à fonder la réputation internationale de son réalisateur Hans Cürlis, également docteur en histoire de l’art41. Cürlis fonda, le 11 juillet 1919, l’Institut für Kulturforschung, avec lequel il produisit cette série de films jusque dans les années 196042. Successivement, il s’intéressa aux peintres, dont Wassily Kandinsky, puis aux sculpteurs, et enfin aux métiers de l’artisanat et aux techniques artistiques43. À ce titre, Cürlis est considéré aujourd’hui comme un pionnier du Kulturfilm [film culturel]44. Lui-même donnait de ce genre la signification suivante : « Kulturfilm est un terme générique désignant tous les films qui visent à transmettre des connaissances45. »
Les séquences montrant Wassily Kandinsky furent donc intégrées à la partie originale des Schaffende Hände dédiée aux peintres, qui fut présentée, en cinq actes réunissant une dizaine d'artistes, en 192646. Elles ne figurent cependant pas dans le livre qui accompagna la réalisation de ce premier film47. Dans cette publication, Cürlis expliquait son approche documentaire, caractérisée par sa focalisation sur la main créatrice, limitant les apparitions des visages des artistes à de courts plans, afin de mettre en valeur l’exécution manuelle48.
Dans l’introduction de son texte, Cürlis s’interrogeait dès lors sur l’apport du médium cinématographique à l’histoire de l’art, et sur sa contribution à une recherche scientifique49. Il expliquait ensuite les avantages de cette approche par ces termes :
Il ne s’agissait pas de démontrer « comment une œuvre d’art est créée ». Cela va sans dire que l’acte de création proprement dit ne peut pas être saisi par le film, puisqu’il se situe en dehors du manuel et du visible. Mais ce qui se passe au niveau manuel, ce que je peux voir en suivant la main, « ce que fait la main », la caméra le voit aussi […]. Le film veut montrer la main comme instrument le plus noble de l’artiste […]. Il [l’appareil] est complètement objectif et ne connaît pas de fatigue ou de négligence. […] Le film ne peut être vu qu’une seule fois : comme le processus lui-même, on peut le voir cent fois et, si on le souhaite, des centaines de fois. Et les événements se déroulent toujours avec une identité absolue, comme la première fois. Ce ne sont pas une ou deux personnes qui voient ce qui se passe, comme dans le meilleur des cas dans l’atelier du peintre. Un nombre illimité de spectateurs peut voir le même extrait de film, aussi souvent qu´il le souhaite. Et quelle manière de voir ! Sans être sous l´influence de l´atelier et du maître, mais dans un gigantesque agrandissement qui ne peut rien cacher. […] Il [le spectateur] voit alors de près la main en action, dans une intimité que l’artiste ne tolérerait pas pendant son travail. Par l’intermédiaire de la caméra, le spectateur devient le témoin d’événements qui lui sont autrement inaccessibles. Cette vérifiabilité sans restriction confère au film les propriétés du matériau scientifique le plus précieux […]50.
Malgré la mise en œuvre par Cürlis de son souhait de vérifiabilité, d’objectivité, d’authenticité et de visionnement répété, il était conscient que les artistes n’étaient pas habitués à être filmés, du risque de les voir prendre des expressions figées et artificielles, nuisant ainsi à l’authenticité souhaitée.51. Au final, Cürlis tenait à prévenir le malentendu qui pourrait laisser croire au spectateur que l’œuvre avait été peinte ou dessinée à son intention. Le spectacle de la main devait ainsi garder le sens d’une observation discrète par un spectateur privilégié52.
Kandinsky accepta visiblement de participer au projet de Cürlis, donnant ainsi, de façon indirecte, son approbation aux intentions du cinéaste. À la différence de nombreuses images de peintres filmées pendant leur travail par Cürlis, les prises de vue de Kandinsky ne furent pas tournées dans son atelier, ni même chez lui, mais dans la galerie Neumann-Nierendorf de Berlin. Le tournage eut en effet lieu à l’occasion de l’exposition itinérante célébrant le soixantième anniversaire du peintre et qui fit étape à Berlin du 14 novembre au 15 décembre 192653. Durant les préparatifs de cette manifestation, Kandinsky avait annoncé à Will Grohmann dès 1925 qu’il prévoyait de tirer parti de toutes les possibilités offertes par ce jubilé54. Cette intention pourrait expliquer le choix du lieu, qui a pu être également déterminé par des motifs financiers. En effet, Cürlis, en se gardant de tout jugement de valeur, justifia, dans son ouvrage, sa sélection de peintres en invoquant ses restrictions budgétaires, qui le contraignirent à réaliser la plupart des prises de vues à Berlin55. Il semble donc que cette exposition ait représenté une opportunité de part et d’autre : Cürlis y trouvant l’occasion d’élargir sa galerie d’artistes, et Kandinsky celle de promouvoir son art de façon exceptionnelle.
En raison de sa disponibilité, nous nous référons ici au film documentaire Aus den Ateliers der zwanziger Jahre. Der Filmpionier Hans Cürlis und seine Malerporträts de Josef Kirchmayer, produit en 1989, qui incorpore de nombreuses séquences de Schaffende Hände56. De fait, aucune version originale de la série ne subsiste aujourd’hui. Seuls des fragments sont conservés dans différentes archives cinématographiques, toute reconstitution restant par ailleurs incertaine du fait des nombreux montages successifs que Cürlis lui-même produisit au fil des décennies57. Cet état de conservation reflète l’intention de Cürlis de ne pas donner de fin à son œuvre, qu’il considérait comme des archives ouvertes58. Selon lui, le contenu pourrait être prélevé et arrangé par les enseignants, travaillant dans des musées ou des écoles d’art, selon leurs souhaits, à la manière de diapositives. Son projet cinématographique n’avait dès lors pas eu de prétention à exister sous une forme définitive59. Ces explications soulignent également à quel public Cürlis destinait en partie son œuvre : le milieu de l’enseignement – et en particulier celui de l’art et de son histoire.
La séquence consacrée par Cürlis à Kandinsky suit un scénario commun aux autres. Dans la version considérée ici, le spectateur voit d’abord la main droite de l’artiste écrivant son nom60. La signature, présentée d’ordinaire à la fin du processus créateur61, introduit ici la séquence à la façon d’un titre et annonce l’identité du peintre qui s’apprête à être montré. La main de Kandinsky entreprend ensuite un dessin abstrait à l’encre, brièvement interrompu par un plan montrant le visage de l’artiste (fig. 4). Le peintre est vêtu d’un costume et d’un nœud papillon : il baisse les yeux et regarde avec attention son travail, semblant resté immobile durant les quelques secondes de cette prise de vue. La caméra revient ensuite sur la main de l’artiste pour montrer l’achèvement du dessin (fig. 5). Dans un plan supplémentaire, Kirchmayer ajoute une vue en couleur de l’œuvre achevée. Schaffende Hände montre à plusieurs reprises l’exécution d’esquisses, comme celle dessinée par Kandinsky. Ceci peut s’expliquer, d’une part, en raison de leur rapidité d’exécution, et ainsi du moindre coût de leur enregistrement. D’autre part, Cürlis privilégiait l’esquisse au tableau achevé, considérant la première comme une forme d’expression artistique plus libre62.
Le tournage de Schaffende Hände fut donc l’occasion pour Kandinsky de faire une expérience nouvelle et intime avec le médium cinématographique. Quoiqu’introduit au sein même d’un tournage en tant que protagoniste, il ne fût pas libre dans son mode de représentation, mais suivit le protocole établi par Cürlis, tout en choisissant lui-même l’œuvre présentée63.
En faisant la promotion de l’art abstrait auprès du grand public, la séquence était aussi la démonstration de sa virtuosité manuelle. N’apercevant que brièvement le visage du peintre, le regard du spectateur était porté bien plus longuement sur les mains au travail, au point que ce cadrage lui faisait prendre la position de la caméra comme l’explique Cürlis64, peut-être même celle de l’artiste en lui donnant le sentiment de participer à la genèse de l’œuvre65.
Cependant, Hans Cürlis ne s’adressait avec Schaffende Hände pas seulement à un public éduqué et proche du milieu artistique, mais visait également un public de masse qu’il souhaitait sensibiliser à l’art. Les courts métrages, présentés en introduction des séances de cinéma, lui semblaient à ce titre un moyen privilégié pour atteindre son but66. Dès lors, le cinéma documentaire de Cürlis se place dans une position intermédiaire entre le film expérimental d’avant-garde et l’industrie cinématographique. En 1955, il s’exprima à propos du film sur l’art et des films mettant en scène des œuvres d’art : « Le but devra toujours être de conduire les gens vers l’art. Le film ne doit être qu’un moyen. C’est la différence avec le long métrage, qui devrait être une création artistique indépendante et non un renvoi vers la littérature, le livre ou une pièce de théâtre67. » Si Kandinsky parvint, par l’intermédiaire du film sur l’art, à s’introduire dans l’écran des salles de cinéma, reste à évoquer sa relation avec les longs métrages mentionnés par Cürlis, ceux produits notamment par Hollywood pour les masses.
Kandinsky et Hollywood – promouvoir l’art abstrait par le film
Hors des frontières allemandes, le médium cinématographique joua également un rôle, notamment aux États-Unis, dans la promotion de l’œuvre de Kandinsky et dans celle de l’art abstrait en général. Après la fermeture du Bauhaus par le parti national-socialiste en 1933, Kandinsky s’installa en décembre de la même année à Neuilly-sur-Seine, où il y demeurera jusqu’à la fin de sa vie en 1944. Bien qu’il ait plusieurs fois envisagé de voyager ou d’émigrer aux États-Unis, il ne vit jamais de ses propres yeux le nouveau continent68. Le galeriste berlinois Karl Nierendorf, chez qui Cürlis avait tourné sa séquence, quitta l’Allemagne en 1936 pour s’installer à New York69. La même année, il relata à Kandinsky l’installation de leur compatriote Oskar Fischinger, pionnier du cinéma abstrait :
Au dernier moment, la Paramount l’a [Oskar Fischinger] fait venir à Hollywood dans des conditions favorables. Il a réalisé des films en couleurs dont tout le monde dit : « Ce sont des Kandinsky en mouvement. », même s’il a créé un univers formel complètement différent et très personnel. Toutefois, certaines images de ses films ressemblent à des photographies de vos travaux. […] Ces films, largement promus par Hollywood, vont vous faire connaître ainsi que l’art abstrait dans les cercles les plus larges, et rendre de précieux services !!70
Depuis le début des années 1920, Fischinger avait expérimenté le cinéma abstrait, et pris connaissance des écrits de Kandinsky71. En 1935, il rencontra un grand succès avec sa Komposition in Blau [Composition en bleu], montré à la Biennale de Venise et au festival du film de Bruxelles72. Grâce à l’intervention du réalisateur allemand Ernst Lubitsch, Fischinger fut embauché, comme mentionné par Nierendorf, par la Paramount en février 1936, et il travailla dans leurs studios d’Hollywood pendant six mois73. Son émigration fut l’occasion pour lui d’emporter sur le territoire états-unien des copies de ses films, mais également des tableaux de plusieurs artistes pour le compte du galeriste Karl Nierendorf. Parmi ceux-ci figurait une vingtaine de toiles de Kandinsky74, dont l’œuvre entrait en résonance, aux yeux des contemporains avec les films mêmes de Fischinger.
Au-delà du travail d’Oskar Fischinger, que Kandinsky suivait depuis l’Europe75, le monde hollywoodien intéressait l’artiste à plus d’un titre. L’industrie cinématographique, dont il appréciait déjà les produits durant ses moments de distraction, se présentait à lui comme une clientèle potentielle, fascinante en elle-même.
La figure centrale dans l’introduction de Kandinsky au sein du monde étincelant d’Hollywood fut Galka Scheyer. Celle-ci était depuis 1924 la représentante aux États-Unis des Blaue Vier, qui réunissait Lyonel Feininger, Alexej von Jawlensky, Paul Klee et Wassily Kandinsky. Dans un contrat conclu le 31 mars 1924, Scheyer s’engageait à promouvoir leurs idées artistiques, notamment par le biais de conférences et d’expositions76. Ayant séjourné à New York puis à San Francisco, elle s’installa en 1929 à Los Angeles77. Durant l’été 1933, elle acheta un terrain sur les Hollywood Hills pour y construire une maison-galerie, conçue par l’architecte Richard Josef Neutra. Ce fut dans ce cadre moderne qu’elle entreprit de présenter les œuvres des Blaue Vier. Sa maison et le personnage de Galka Scheyer devinrent une attraction à Hollywood78. Parmi les célébrités qui furent ses hôtes, citons les actrices et acteurs Marlene Dietrich, Greta Garbo, Billie Burke et Edward G. Robinson, ainsi que la réalisatrice et les réalisateurs Dorothy Arzner, Fritz Lang et Josef von Sternberg79. Ce dernier, également collectionneur, apporta son soutien au groupe des Blaue Vier en parrainant une exposition qui se tint en 1930 à la galerie de Harry Braxton à Los Angeles80.
Le rôle de Scheyer ne se limita pas à des réceptions mondaines, puisqu’elle alla jusqu’à transporter les œuvres des quatre artistes dans les locaux des studios de la Warner Bros81. Elle informa Kandinsky également que des réalisateurs des studios Disney s’étaient tout particulièrement intéressés à ses œuvres lors de leur visite à son domicile, et projetaient de faire une exposition de ses tableaux82. Kandinsky ne semble pas s’être opposé à ce type de manifestation hors contexte muséal, et salua explicitement le projet d’une exposition dans les studios de Disney : « Votre relation avec les studios Walt Disney est extrêmement réjouissante. Bravo ! […] Avoir une exposition dans le nouveau studio serait très bien83. » Elle organisa également la location de plusieurs œuvres, dont celles de Kandinsky, par des vedettes comme Marlene Dietrich, avec l’espoir de faire naître en eux la « compréhension » et l’« amour » de l’art abstrait. L’entreprise avait aussi pour but d’encourager la vente des œuvres en incitant d’autres célébrités à s’y intéresser lors de réceptions dans la maison de l’actrice84. Ayant appris que Marlene Dietrich devait se rendre à Paris en 1939, Scheyer lui indiqua l’adresse de Kandinsky, et ce dernier se réjouit de l’éventuelle visite de l’actrice dans son atelier :
Ce serait agréable que Marlene Dietrich vienne nous voir. Je n’ai jamais vu une star de près. Et qui sait, peut-être qu’elle sera infectée [par le goût de l’art de Kandinsky], c’est-à-dire que la contagion qu’elle a connue avec vous sera amplifiée. J’ai moi-même l’impression d’être une star de cinéma, faisant des plans perfides pour tendre une embuscade à quelqu’un. Sternberg est aussi censé être ici, comme certaines autres stars d’Hollywood. En parlant de stars, la merveilleuse petite Sh. Temple [l’actrice Shirley Temple] ne devrait-elle pas venir ici aussi ? J’aimerais la voir de près85.
Fasciné par l’arrivée prochaine à Paris des célébrités d’Hollywood, Kandinsky nourrissait ainsi l’espoir qu’en tant que vedette des beaux-arts, il aurait l’occasion de les approcher et de les voir de près.
Les différents projets de Galka Scheyer pour le monde du cinéma hollywoodien sont évoqués dans les lettres collectives et individuelles qu’elle échangeait avec les artistes. Dans cette correspondance, Kandinsky finit cependant par afficher sa déception face aux retombées limitées de l’activité de Scheyer : « Ces gens du cinéma tels que Fritz Lange [sic], [Josef] v. Sternberg etc., sont apparemment des hommes très platoniques – du moins en ce qui concerne ma peinture – de l’amour sans autres conséquences86. » En effet, les efforts de Scheyer ne se traduisirent pas, comme escompté, par des ventes substantielles, que le peintre espérait au vu de sa situation financière à Paris. Afin d’améliorer ses résultats, Galka Scheyer imagina en 1936 de louer des œuvres aux studios, pour qu’elles figurassent dans les décors de leurs films87. Ce type de transaction permettrait selon elle de toucher environ dix pour cent de la valeur de l’œuvre louée en fonction de la durée du prêt. Lyonel Feininger rejeta catégoriquement cette proposition88. Kandinsky se montra au contraire réceptif à l’idée, tout en demandant à Scheyer de lui indiquer les titres des films dans lesquels ses œuvres apparaîtraient, afin qu’il pût les voir en France89. Cette réponse équivoque laisse un doute quant à savoir comment Kandinsky tenait à contrôler l’exposition de ses tableaux, dans la mesure où il n’en serait informé qu’après coup. Se manifestait peut-être également ici le désir d’en apprécier le résultat et de pouvoir contempler son œuvre sur grand écran.
Il semble que le souhait de Kandinsky d’être informé et de pouvoir vérifier le contexte dans lequel ses tableaux étaient montrés se justifia par une découverte qu’il fit quelques années après la proposition de son intermédiaire américaine. Le 24 juin 1939, Kandinsky assista à une projection de Marry the Girl, réalisé en 1937 par William C. McGann90. Diffusé en France depuis 1938, le film fut froidement reçu par la critique française91. Alors que son propos se moquait de l’art abstrait, Kandinsky crut apercevoir à l’écran son propre tableau Blauer Kreis [Cercle bleu] de 1922, à cette époque dans la collection de Katherine S. Dreier à New York92. Kandinsky exhorta Galka Scheyer à contacter son avocat afin de vérifier les faits et d’envisager des poursuites contre une telle diffamation de son art, considérant que « 1. un tableau ne devrait pas être montré au cinéma sans l’autorisation de l’artiste, 2. encore moins moqué93 ». La présence d’une copie du Cercle bleu dans le film Marry the Girl a été confirmée par la chercheuse américaine Peg Weiss, dans un courrier des lecteurs publié dans le New York Times en juin 199394.
La correspondance entre Kandinsky et Scheyer atteste ainsi du grand intérêt du peintre pour le monde hollywoodien, tout en témoignant de sa prudence face à ce territoire éloigné qui nourrissait, à son image, plus de rêves que de réalisations concrètes. Tout en faisant de la salle de cinéma un lieu de distraction, voire peut-être d’inspiration, Wassily Kandinsky semble avoir conservé une certaine distance vis-à-vis du médium, tant dans ses réalisations avant-gardistes, que dans ses productions pour le grand public où il condamnait même certaines productions comme Marry the Girl en raison de leur diffamation moqueuse de l’art abstrait. Sa participation à l’aventure du médium cinématographie dépasse cependant le film même pour envisager le monde qui l’entoure, celui d’Hollywood, face auquel il éprouve une curiosité, une fascination et finalement une certaine désillusion. À cet égard, la cinéphilie de Kandinsky, loin de se réduire à celle d’un spectateur passif, l’amène à interagir, en tant que célébrité artistique, à différents registres et en différents lieux de la production cinématographique.
Sa célébrité fit également de lui une cible du cinéma, dont les attaques portaient aussi bien contre son œuvre que contre l’art moderne en général. Le nouveau médium n’apparaissait dès lors plus seulement comme un moyen progressiste de propager la modernité plastique, mais également comme un moyen de diffamation à l’encontre de cet art, notamment dans le contexte de la propagande du Troisième Reich. Ce fut le cas de Venus vor Gericht [Venus devant le tribunal], tourné en 1941 par Hans Zerlett, dans lequel figurait – comme dans Marry the Girl – un tableau de Kandinsky en arrière-plan95 (fig. 6). L’histoire se déroule en 1930, avant l’arrivée au pouvoir du parti national-socialiste, et met en scène un jeune sculpteur nazi, Peter Brake, incarné par l’acteur Hannes Stelzer. Dans un geste de protestation contre l’art moderne, l’artiste enterre le torse féminin d’inspiration classique, qu’il vient d’exécuter. Ce dernier ayant été remis au jour, Brake doit alors prouver devant un tribunal qu’il en est bien l’auteur, et qu’il ne s’agit pas d’un antique original, comme le prétendent les experts96. Ce film de propagande fait ici la promotion de l’art figuratif nazi, opposé à « l’art dégénéré » vendu par un galeriste juif, Benjamin Hecht, joué par Siegfried Breuer.
Plusieurs œuvres d’art moderne confisquées par les nazis, dont certaines sont aujourd’hui considérées comme perdues, apparaissaient dans le décor de ce film, ce qui lui confère un certain caractère documentaire97. Ainsi, parmi les œuvres exposées par le galeriste Hecht, figure le tableau de Kandinsky Bild mit zwei roten Flecken [Tableau avec deux taches rouges]98. Ce dernier, confisqué à la Nationalgalerie de Berlin en 1937, avait été également montré lors des étapes de l’exposition itinérante « Entartete Kunst » à Munich, Berlin, Leipzig et Düsseldorf en 1937 et 193899. Le même tableau avait été auparavant présenté lors de l’exposition pour le soixantième anniversaire de Kandinsky, qu’avait également célébré le tournage de Hans Cürlis100.