La réalité peut-elle être virtuelle ? L’art dans une bulle1

Réalité virtuelle • Immersion • Perception • Machinima • Dispositif
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1 Jeff Shaw et Dirk Groeneveld, The Legible City, 1988, installation interactive (vélo, écran de projection, ordinateur), Zentrum für Kunst und Medien, Karlsruhe.

Faire du vélo dans les rues de Karlsruhe2 (fig. 1), souffler pour faire s’envoler les akènes d’un pissenlit3 (fig. 2), se promener au cœur de la Mata Atlântica (forêt vierge du sud-ouest du Brésil4), sont autant d’actions qui peuvent être réalisées de manière physique et tangible. Mais il s’agit également de propositions artistiques, de mises en situation dans le cadre d’environnements artistiques relevant de la réalité virtuelle5. Spécialiste de l’incidence que les environnements de réalité virtuelle ont sur notre vie, Olivier Nannipieri6 explique qu’il est possible de parler de réalité virtuelle lorsque le dispositif mis en place est formé d’une composante informatique, plaçant un corps qui agit dans un environnement virtuel, proposant une simulation à partir d’éléments réels ou imaginaires, et déclenchant perception, interaction et immersion. Le chercheur ajoute qu’il peut survenir une dissociation entre la perception visuelle et corporelle et la compréhension intellectuelle.

2 Michel Bret et Edmond Couchot, Les Pissenlits, 1990, systèmes de projections variables directement sur moniteurs, écran, microphone.

Encore qualifiée aujourd’hui de « nouvelle technologie » la réalité virtuelle adopte différentes formes et connaît de nombreuses applications. Qu’il s’agisse de la mise en image tridimensionnelle d’un imaginaire fictif, d’une sensation tangible à partir d’interfaces, « la réalité virtuelle dessine une multiplicité événementielle à l’échelle planétaire7 ». Nous constatons désormais que les mondes virtuels, par écrans interposés notamment, permettent d’être reliés à des kilomètres de distance et pour toute sorte d’occupations. En conséquence, les effets de simulation et de mise en présence du virtuel modifient notre appréhension et notre compréhension du réel. Mel Slater, co-directeur du Experimental Virtual Environments for Neuroscience and Technology, explique à quel point le virtuel en tant que médium est parvenu à modifier notre perception du réel : « C’est un médium qui a le potentiel d’aller bien au-delà de tout ce qui a été expérimenté auparavant en termes de dépassement des limites de la réalité physique, en transformant notre perception de l’espace, et en altérant de manière non intrusive les sens de notre propre corps8 ».

En effet, le corps9, et l’expérience d’immersion qu’il fait, se trouve au centre des propositions artistiques travaillant à partir du « médium » de la réalité virtuelle. Il peut s’agir du corps « réel » (de chair et d’os) expérimentant un environnement « virtuel » (le plus souvent à travers un système écranique) ou du corps « virtuel » (numérique, sous la forme d’un avatar par exemple) agissant dans un espace et une temporalité non tangibles. Pourtant ce type d’œuvres n’affirme pas une opposition entre réel et virtuel, mais suggère un nouveau paradigme perceptif qui trouble les frontières entre le réel et le virtuel. Ces créations peuvent être des environnements, répondant au principe d’immersion sensorielle, au cœur desquels le visiteur évolue fréquemment équipé d’un visiocasque10 permettant la transmission d’une illusion, mais aussi des installations et vidéos pour lesquelles l’immersion est parfois plus contemplative qu’interactive.

En analysant ces propositions artistiques, il s’agit donc de comprendre de quelle façon les notions de réalité et de virtualité peuvent être remises en question à travers une expérience perceptive et sensorielle renouvelée. Pour cela deux axes seront étudiés : la création de mondes et personnages virtuels à travers le médium du machinima, puis l’expérience sensorielle à la fois physique et mentale créée par une illusion de dispositifs comme les visiocasques, mais pas seulement.

Le machinima : un médium artistique ?

De par les différentes techniques de l’image (animation, 3D, cinématique, vidéographisme, etc.) auxquelles fait appel le machinima, il représente désormais une forme d’intermédialité dans les domaines du numérique et de la création artistique. En effet, le terme machinima est formé à partir de « machine », « cinéma » et « animation », inventé par Anthony Bailey et Hugh Hancock en 1999. Il désigne ainsi un genre cinématographique et une technique de production de film qui utilise des séquences vidéo capturées à l’intérieur d’espaces virtuels en temps réel, le plus souvent dans un moteur graphique numérique comme le jeu vidéo (EverQuest ou World of Warcraft, par exemple), bien que leur fonction ne soit pas ludique et pas nécessairement narrative. À la fin des années 1990, il s’agissait d’enregistrer une démo du jeu ou encore de conserver une trace documentaire d’un monde virtuel11. Puis dans le courant des années 2000, la multiplication de ces mondes numériques virtuels et la démocratisation des outils technologiques ont amené certains artistes à se saisir de ce médium pour créer un nouveau genre d’images en mouvement et questionner la présence grandissante de ces environnements virtuels dans le quotidien. Parmi ces milieux virtuels figure la plateforme Second Life créée en 2003 par le Linden Lab qui apparaît très rapidement comme une opportunité de création et d’un espace culturel, ne comportant pas de véritables règles à suivre, hormis les quelques procédures techniques à respecter12.

Ces images créées en temps réel, à travers une vision tridimensionnelle, relèvent d’une forme de performance au sein même du monde virtuel. Comme l’explique Michael Nitsche, chercheur en médias numériques : « le machinima est une performance numérique qui contrôle des images en mouvement animées selon une procédure13 ».

Corps virtuel…

C’est justement cet aspect performatif qui va intéresser l’artiste chinoise Cao Fei (1978-). Au cours de l’année 2006 apparaît sur Second Life un personnage prénommé « China Tracy ». Il s’agit de l’avatar créé par Cao Fei qui, s’interrogeant dans ses œuvres précédentes sur la quête d’une identité autre, décide d’appliquer cette réflexion à sa propre expérience et investit le « métavers14 » SL. Le sociologue Vincent Berry le décrit ainsi : « Vous pouvez acquérir des bâtiments, y inviter d’autres résidants, organiser des fêtes sur la plage et introduire vos propres créations (programmes, objets virtuels, etc.) Vous pouvez acheter des terrains, y bâtir l’impossible et les gérer financièrement (l’argent pouvant être tant virtuel que réel)15 ».

3 Cao Fei, i.Mirror, 2007, vidéo, couleur et son, 28 minutes, MoMA, New York.

Afin de documenter cette expérience, l’artiste réalise le machinima d’une vingtaine de minutes intitulé i.Mirror16 (fig. 3), présenté au Pavillon de la Chine lors de la 52e Biennale de Venise en 2007. Prenant place dans ce méta-univers, l’animation des images virtuelles confirme que la frontière entre réel et virtuel se fait de plus en plus mince. Dans cet environnement où l’expérience sociale se voit modifiée par une forme d’existence virtuelle, Cao Fei construit son personnage à partir de son identité réelle, une jeune femme chinoise, mais qui va pouvoir partir à la découverte de nouvelles communautés, de groupes ou de personnes qu’elle n’aurait jamais été amenée à rencontrer dans le monde réel. Son personnage lui permet de dépasser les limitations du temps et de l’espace17, ainsi que les conventions sociales, en réalisant des actions qui lui semblaient impensables ou irréalisables. Elle est donc capable de danser lors d’une conférence à l’université d’Harvard, de changer constamment son apparence et son genre, ou encore de voler au-dessus du quartier de Times Square. Ce type de comportement dans un monde virtuel est expliqué par l’anthropologue David Le Breton : « Sur le Net, il est possible de devenir n’importe qui, et même de multiplier les figures improbables des personnes que l’on pourrait être […] Le virtuel n’est pas un néant mais plutôt une absence au monde des relations sociales avoisinantes au profit de relations numériques18 ».

Ainsi, à travers son avatar, l’artiste expérimente l’affranchissement de son identité et de son corps pour vivre une expérience virtuelle par le biais d’un personnage imaginaire, un alter ego qui figure pourtant au générique du film comme la réalisatrice et fait ainsi basculer un peu plus la fiction dans la réalité. Ce dédoublement, voire cette multiplication de personnalités à travers un personnage fictif et ses différentes variations, rappelle la capacité que ce genre d’expérience du virtuel peut avoir à modifier la perception de soi. D’ailleurs, le terme avatar19 nous renvoie directement à la question de l’incarnation et de la personnification, du physique et du tangible, d’une représentation qui est en fait virtuelle et qui n’existe qu’à travers un écran, dans une dimension numérique. Cette auto-fiction amène l’artiste à être différente tout en restant elle-même dans cette expérience dont elle témoigne : « Ce qui me fascine, c’est que je suis la protagoniste, mais en même temps ce n’est pas moi, puisque je suis à l’extérieur en étant la personne qui contrôle20 ».

L’œuvre de Cao Fei témoigne très clairement d’une expérience troublante entre réel et virtuel à travers la création et l’assimilation d’un imaginaire se situant au cœur de la création d’images en mouvement, matérialisations artificielles d’une simulation21.

Une mise en abyme des images

Si Second Life permet la création de nouvelles identités par le biais d’avatars, la plateforme donne aussi la possibilité d’inventer des lieux, des espaces de toutes pièces. Le Breton confirme : « Le cyberespace enveloppe le rapport au monde en donnant au sujet qui l’investit avec passion le sentiment que la “vraie vie” est là, au bout de ses doigts et qu’il lui appartient de se construire une existence virtuelle à sa guise22 ».

4 Chris Marker, Ouvroir. The Movie, 2009, vidéo couleur et son, 29 minutes, MNAM, Centre Pompidou, Paris. [https://gorgomancy.net]

C’est dans ce cyber-espace que le réalisateur français Chris Marker (1921-2012), ou plutôt son avatar Sergei Murasaki, a construit un archipel nommé Ouvroir23 (fig. 4), avec l’aide de l’artiste, spécialiste de la 3D, Max Moswitzer. Ce monde virtuel a donné lieu en 2010 à la réalisation du machinima24 Ouvroir. The Movie (une vidéo d’une trentaine de minutes). Mais Ouvroir, c’est aussi et surtout un musée virtuel créé dans cette cyber-géographie. Lors de l’inauguration de cette œuvre multimédia au Museum fur Gestaltung de Zürich en 200825, Marker affirmait : « Vous avez lu L’Invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares ? Eh bien, c’est exactement le monde de ce chef-d’œuvre que je retrouve dans Second Life26 ». Effectivement, l’œuvre de Marker rappelle étrangement certains points du roman de l’auteur argentin : l’aspect fantastique que le virtuel véhicule, une île qui semble déserte, si aucun avatar ne vient la visiter, avatars dont les échanges peuvent parfois paraître compliqués, le glissement du réel à la fiction, ou encore l’usage d’une technologie qui peut conserver une certaine forme de mémoire. Le Musée de Marker, et son exposition virtuelle, un étrange patchwork d’œuvres, dans lesquels on est guidé par le personnage du chat (orange !) Guillaume-en-Égypte, hébergent à la fois une série de portraits d’artistes, des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’art (quelque peu actualisés) ainsi que des œuvres de l’artiste dont une reconstitution de l’installation Zapping Zone, des photographies d’archives, des collages d’images fixes et en mouvement, des projections de films : « une planète Marker27 », comme la définissait Alain Resnais avant l’heure, à la visualité surprenante. En effet cette mosaïque multimédia synthétise l’esthétique visuelle de Marker en réunissant à la fois images photographiques et filmiques, fixes et animées, documentaires et images de synthèse, ainsi que le graphisme des textes, affiches, montages ou intertitres, au sein même d’une construction virtuelle tridimensionnelle.

Ces corps et ces espaces virtuels, créés à partir d’artifices technologiques, révèlent les limites du corps réel, qu’elles soient sociales ou culturelles et font de la virtualité une mesure et une mise en perspective du réel28. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il ne s’agit plus d’un corps virtuel, mais d’un corps physique faisant l’expérience de l’illusion du virtuel.

Le dispositif du visiocasque : une illusion du réel ?

Qu’il soit appelé visiocasque, casque immersif, casque de visualisation ou encore Oculus Rift, le dispositif d’illusion visuelle dont il est question ici permet de ressentir son environnement « virtualisé » par les images perçues à travers les écrans du casque. Il s’agit d’exploiter le virtuel qui existe en puissance dans le réel. L’environnement que visualise la personne équipée du dispositif est donc simulé par le biais d’images, soit imaginaires, soit reproduites à partir d’espaces réels, et déclenche à la fois des perceptions visuelles et des réponses cognitives29.

C’est en 1967 que l’ingénieur Ivan E. Sutherland développe le premier head-mounted display system (HMD) qui va mener par la suite à l’élaboration de différents systèmes d’immersion perceptive jouant sur l’illusion de l’image de synthèse et la réalité matérielle du dispositif. La visualisation des images s’effectue selon le principe de la stéréoscopie entraînant une sensation de profondeur et donc de réalité. Le visiocasque est un dispositif de réalité virtuelle qui va trouver des usages dans de nombreux domaines qu’il s’agisse de l’industrie, de la création artistique ou des nouvelles technologies. En effet, ce type de système développé dans un premier temps dans un but professionnel a été par la suite repris par l’industrie culturelle qui en a très rapidement compris le potentiel immersif et interactif30. Mais cette innovation technologique n’est pas sans avoir des conséquences invasives sur la perception sensorielle et les actions motrices de l’utilisateur. Il peut apparaître des incohérences sensori-motrices et des perturbations du système physiologique lors de l’expérience d’un environnement de réalité virtuelle, comme des temps de latence dans la réaction aux stimuli. Cela s’explique notamment par la visualisation d’images mais en même temps par la disparition de la possibilité de voir son propre corps, ne serait-ce que partiellement. Ce qui est également vrai lorsque le dispositif est utilisé dans la création d’œuvres, dans lesquelles les activités sensori-motrices et cognitives s’expérimentent dans un monde simulé à partir d’images du réel.

…corps réel, expérience du virtuel

5 & 6 Daniel Steegman Mangrané, Phantom (Kingdom of all the animals and all the beasts is my name), 2015, visiocasque Oculus Rift, Unité 3D scan, détecteur de mouvement, développé par ScanLAB Projects, Londres. Exposition New Museum Triennial: Surround Audience, à New York du 25 février au 24 mai 2015.

Le dispositif technique utilisé dans l’œuvre Phantom (Kingdom of all the animals and all the beasts is my name, 2015) (fig. 5-6) de Daniel Steegman Mangrané (Espagne, 1978-) est celui de l’Oculus Rift. Le visiocasque est pourvu d’un traqueur qui permet, en plus de la transmission des images, de détecter les mouvements du visiteur et de s’adapter à son évolution physique et de s’ajuster à ses déplacements dans l’espace (extrait vidéo).

Il s’agit donc de ressentir physiquement les images et d’avoir l’illusion de se trouver dans l’espace qu’elles représentent. Mais c’est justement cette illusion qui va faire survenir une perte des repères spatiaux et temporels et un trouble de la perception physique dans l’espace d’exposition. La théoricienne de l’art Monique Maza explique d’ailleurs à ce sujet : « Il est vrai que ce n’est pas sans réticence que l’on entre dans un processus interactif en terrain muséal31 ».

L’œuvre reprend donc les caractéristiques qui définissent la « réalité virtuelle » : une composante informatique qui permet de positionner le corps agissant dans un environnement simulé à travers une perception stéréoscopique permettant interaction et immersion, tout en procurant la sensation physique de se trouver dans cet environnement32.

L’artiste propose ainsi ce même type d’immersion au visiteur qui se retrouve plongé au cœur de la forêt vierge du sud-ouest du Brésil, la Mata Atlântica, située dans la région costale du pays, afin d’interroger la place de l’humain dans son environnement. Installé dans une pièce équipée du casque Oculus Rift, le dispositif permet au visiteur de faire l’expérience d’une déambulation en réalité virtuelle d’un milieu végétal. Chaque élément est visualisé en pointillés stéréoscopiques blancs sur noir, selon une cartographie spatialisée, réalisée à partir d’un scan 3D de haute précision sur près de 1 000 m2, montrant la diversité de la nature tropicale. Le dispositif technique simule une marche au cœur de la forêt grâce au traqueur (système optitrack) de mouvements situé dans le casque. Mais au fur et à mesure de cette déambulation virtuelle, puisque le visiteur ne se trouve pas physiquement au Brésil, le corps, lui, se prend à croire à son immersion, et s’efface visuellement, car il n’apparaît pas sur les images projetées. En effet, lorsque le visiteur, équipé du casque de vision en RV, baisse la tête pour regarder le sol, il découvre, parfois avec étonnement, qu’il ne peut pas visualiser ses pieds. Ils sont absents de l’image virtuelle. Et c’est également le cas des autres membres. Lorsque l’on tente de visualiser ses bras ou ses jambes alors que l’on essaie de toucher la végétation, le corps a disparu de l’image. Cette immersion est définie par Étienne Amato, chercheur en sciences de l’information et de la communication, comme « l’expérience subjective que vit un être humain quand il est projeté dans un environnement étranger à sa condition ordinaire33 ».

L’absence visuelle du corps humain est déroutante face à une nature virtuelle mais visible et un corps bien présent physiquement dans l’espace d’exposition mais invisible. Daniel Steegman Mangrané exploite ici le virtuel en tant que potentiel de réalisation dans le réel, et déclencheur de réponses cognitives34.

En modifiant notre appréhension perceptive et sensorielle de notre environnement par le biais d’un dispositif immersif et illusionniste, l’œuvre met en avant une désincarnation du corps, et donc un potentiel de désengagement physique et mental pendant l’expérience artistique, mais qui ne fait qu’amplifier la prise de conscience vis-à-vis du réel. La présence physique du corps continue d’ailleurs d’être au cœur des dispositifs sensoriels artistiques.

Une virtualité réelle

En 2017, Mathieu Briand (France, 1972-) participait à la quatorzième Biennale de Lyon35, intitulée Mondes flottants. Alors même qu’en 2003 et 2004 le Palais de Tokyo (Paris) et le MAC de Lyon lui consacraient deux expositions monographiques : la première intitulée Le Monde Flottant et la seconde Derrière Le Monde Flottant36. Citée par la commissaire d’exposition de la biennale, Emma Lavigne, l’expression « monde flottant37 » apparaît sous la plume de l’écrivain japonais Asai Ryôi, issue de l’ouvrage Contes du monde flottant (Ukiyo monogatari), publié en 1665. L’auteur y décrit l’impermanence des choses, l’émotion esthétique nouvelle recherchée au XVIIe siècle et apportée par la pratique artistique japonaise de l’ukiyo-e, l’« image d’un monde flottant ». « Vivre uniquement le moment présent, se livrer tout entier à la contemplation de la lune, de la neige, de la fleur de cerisier et de la feuille d’érable […], ne pas se laisser abattre par la pauvreté et ne pas la laisser transparaître sur son visage, mais dériver comme une calebasse sur la rivière, c’est ce qui s’appelle ukiyo », écrit Asai Ryôi. Quel est donc alors ce monde flottant —contemporain — auquel fait référence Briand dans ses œuvres ? Il explique que son « œuvre permet parfois de nous révéler et donc de révéler le monde qui nous entoure. Ce monde apparaît alors comme multiple, complexe et souvent irrationnel. L’œuvre est un filtre de révélation38 ». Et ces œuvres vont donc proposer aux visiteurs de faire l’expérience sensorielle d’un corps flottant, au sein d’une traversée physique et sensible.

7 Mathieu Briand, SYS*017.REE*06/ PIG-EQN\ 5*8, 2001, environnement interactif, visiocasques, exposé aux Ateliers d’artistes de la Ville de Marseille, France, 2001.

Entre 1996 et 2004, l’artiste élabore une série d’une vingtaine d’installations et environnements, au titre générique Systèmes, plongeant le visiteur dans des espaces pouvant lui faire perdre les notions de lieu et de temps. La théoricienne de l’art Mathilde Roman explique : « Au cœur de l’installation, il y a le souci de chercher à accentuer chez le spectateur le sentiment de sa présence dans un espace et la conscience de ce qui l’environne, de l’immerger dans son entier, non seulement en tant que regardeur mais en prenant aussi en compte sa nature corporelle […] À travers une expérience physique totale, elle ouvre un autre registre d’émotions esthétiques, inscrivant la relation à l’œuvre dans le sensible, engageant le spectateur dans un autre type de rapport au monde39 ». Effectivement, en troublant les repères perceptifs, physiques et mentaux du visiteur, Briand propose une expérience immersive faisant prendre conscience de l’espace environnant. Ces œuvres, composées de dispositifs, ou de systèmes comme l’artiste les appelle, font usage de diverses technologies. Si certaines utilisent des casques de réalité virtuelle40 (fig. 7) d’autres utilisent des casques audio41 (fig. 8), des fréquences sonores42, ou encore des caissons d’isolation43 (fig. 9), et obtiennent ainsi différentes sortes d’immersion et de perception. L’expérience qui est faite de ces œuvres montre que la sensation immersive et l’illusion d’une réalité autre peuvent autant passer par la réception d’images tridimensionnelles que par d’autres perceptions sensorielles. Comme l’écrit le philosophe de l’art Bruno Trentini : « L’immersion en situation réelle rend manifeste cette tendance humaine, non pas de rêver, non pas d’expérimenter en faux ce qu’on ne peut pas faire en vrai, mais bien plutôt de faire l’expérience de la contingence de la perception du monde44 ». Les Systèmes de Mathieu Briand glissent continuellement entre réalité et virtualité, vrai et faux, physique et mental, et font ainsi flotter le visiteur, ses repères perceptifs et ses limites corporelles, son monde réel et son imaginaire : « Provoquant un état que l’on pourrait rapprocher d’une mort initiatique, ses systèmes développent, insidieusement, des conditions propres au vertige sensoriel et mental où le novice peut se plonger dans l’abîme du doute et de la déroute pour mieux goûter à l’illusion de ‘‘la” réalité45 ». Ainsi, Briand crée à la fois des expérimentations participatives et des espaces mentaux déplaçant le visiteur dans des lieux à la dimension flottante.

8 Mathieu Briand, SYS*24.PRN*02/ MON.SES*4\MOE*04-2, 2004, environnement sonore, casque audio, matelas, ampoules, exposition Derrière Le Monde Flottant, Musée d’Art Contemporain de Lyon, 2004.
9 Mathieu Briand, SYS*021.ISN*01/ ESE-ACE.INR-EXR\ MIC-ENE*4, environnement sonore, caisson d’isolation, microphone, amplificateur, exposition Derrière Le Monde Flottant, Musée d’Art Contemporain de Lyon, 2004

Ces œuvres, créées à partir de dispositifs de réalité virtuelle et d’environnements perceptifs, proposent des espaces immersifs, à la frontière entre réel et virtuel, et altérant notre appréhension de la réalité, notamment en modifiant notre perception des dimensions de temps et d’espace et en manipulant leurs limites. Les technologies et médiums utilisés par les artistes suggèrent leur volonté de proposer de nouvelles expériences artistiques suivant les questionnements liés à l’art numérique, aux dispositifs d’immersion et à l’interaction : « Les technologies numériques et post-cinématiques ne font pas que produire un nouveau type d’image : elles créent des configurations et paramètres de perception et d’agencement totalement nouveaux, plaçant les spectateurs dans une relation aux images et à l’infrastructure de leur médiation sans précédent.46 », écrit Shane Denson, chercheur en nouveaux médias. Ainsi, les œuvres de « réalité virtuelle » offrent une expérience réelle du virtuel.

À travers cette expérience, physique et mentale, les artistes interrogent également un corps symptomatique des mutations culturelles et sociales, d’un corps en constante évolution dans un environnement technologique et parfois dépersonnalisé. Un corps tangible, que les œuvres mettent en décalage avec son environnement, par le biais d’une perturbation des perceptions externes.

En 2018, l’artiste et essayiste allemande Hito Steyerl donnait une conférence intitulée « Bubble Vision : Aesthetics of Isolation ». C’est à cette conférence que cet article emprunte son titre. S’appuyant sur la généralisation de la présence de la virtualité dans la société, l’artiste s’interroge sur ce nouveau paradigme visuel et met en avant la nécessité de s’intéresser à la virtualité du numérique et aux cyber-espaces comme nouvelles incarnations de notre réalité.

Interviews on a New Spatial Paradigm in the Digital Age, Zoe Stillpass Art et réalité virtuelle : présence, illusion et scénographie, dialogue entre Judith Guez et Marie-Laure Delaporte