Introduction
Expériences

, ,
et
Téléchargement (PDF) Facebook Twitter

Dans son texte de 1922 « Produktion-Reproduktion1 », László Moholy-Nagy cite les exemples du gramophone, de la photographie et du film comme moyens de (re)production pour développer de nouvelles créations artistiques. Sa démarche pionnière – à la fois théorique et pratique – reliant art et technologies, a marqué son temps et a fait partie d’une avant-garde artistique tournée vers l’expérimentation, dont on peut suivre le développement jusqu’à l’émergence de l’art des « nouveaux médias » dans les années 1960-1970. Alors que l’utilisation d’outils techniques comme moyens de production artistiques est en même temps appréhendée avec fascination et scepticisme, l’ordinateur et la vidéo permirent, sans aucun doute, d’élargir les possibilités d’expérimentation des artistes. Ainsi, la performance-vidéo « Seeing and Hearing Space » de Valie Export (1974), par exemple, explicite l’émergence de la relation entre l’artiste, l’œuvre et le sujet percevant et introduit l’écran comme espace de médiation. De plus en plus présentes dans le champ artistique, deux notions fondamentales permettent de saisir les déterminations « machiniques » de ce type d’expérimentations : l’expérience et l’information.

Associée aux stratégies mises en place par l’art minimal ou le happening, la notion d’expérience implique la reconfiguration de l’objet artistique et de son appréhension par le public, mobilisant la perception spatiale dans le cadre d’un environnement spécifique. Elle peut être étendue à une série de formes moins canoniques, telles que la conférence d’artiste, forme hybride qui mêle texte, image et environnement spatial, ou encore l’abstraction géométrique, « générat[rice] de réponses perceptives dans l’œil et l’esprit du regardeur », plutôt qu’« objet devant être évalué2 ». Celles-ci consolident une expérience « augmentée » qui défie la notion moderniste de médium et qui trouve, dans la rencontre de la poésie et de l’objet, une première formulation théorique proposée par Dick Higgins en 1966 : l’intermedia. Inspirée des combine paintings de Robert Rauschenberg et du collage dans lequel on « commença à intégrer des gens en chair et en os3 », cette notion consacre le déplacement d’un objet graduellement dématérialisé, pour reprendre la terminologie de la critique Lucy Lippard4, vers des œuvres interactives, perceptuelles, participatives ou augmentées, qui dépassent de manière radicale la notion d’art comme forme « autonome et autotélique5 ».

La deuxième notion qui permet de saisir les enjeux soulevés par l’émergence des nouveaux médias dans l’art est celle de l’information. L’apparition des théories de l’information au cours des années 1960, dans un contexte intellectuel poststructuraliste qui tente de comprendre la codification informationnelle dans le langage ou dans les images reflète la complexité de cette entreprise. Dans une perspective épistémologique, on peut ramener cet effort de compréhension de l’information linguistique ou visuelle à l’origine de sa communication : les machines qui la diffusent ou la transmettent doivent ainsi, nécessairement, se confronter à sa codification, et à l’informatique naissante, dont sont tributaires les nouveaux médias, ce qui interroge de manière prioritaire la façon dont une information pourrait être encodée. Les formes d’art technologique questionnées dans cette section se situent donc à la rencontre de ces deux espaces, qui pour la première fois se croisent, du moins dans leur formulation théorique, dans les théories cybernétiques énoncées par Norbert Wiener6 en 1948 – dont l’originalité se situe dans sa tentative de ramener au même plan deux systèmes, l’humain et le média qui véhicule l’information.

Ouvrant avec les expérimentations artistiques au Bauhaus au début du xxe siècle à travers la réactivation contemporaine d’un projet de Moholy-Nagy des années 1920, cette section explorera différentes modalités d’expérimentation des nouveaux médias. De leurs premières mises en exposition, où l’interactivité était déjà présente, à l’immersion proposée aujourd’hui par différents dispositifs, un nouveau rapport au corps se crée dans lequel l’expérience physique peut autant être tangible que virtuelle. Si les artistes ont pu utiliser les réseaux médiatiques et de télécommunication pour créer et diffuser des formes artistiques, la crise sanitaire que nous traversons depuis 2020 nous a également contraints à virtualiser nos expériences par le biais des écrans, créant de fait de nouvelles médiations. Cet emploi accru des nouvelles technologies, en perpétuelle évolution, soulève également la question de leur obsolescence. Pour ces formes d’art technologique, nous verrons ainsi, dans le texte qui clôt la section, qu’il est essentiel de réfléchir à leur conservation en constituant une mémoire historique et technologique des œuvres.

L’œuvre vidéo de Schroeter & Berger Aktualisierung / Dynamik der Großstadt [Actualisation / Dynamique d’une grande ville] reprend le projet de film de l’artiste László Moholy-Nagy qui ne fut jamais réalisé mais publié à trois reprises dans les années 1920 sous la forme d’un scénario illustré7. Avec l’utilisation de technologies actuelles, Schroeter & Berger transposent dans le présent la dynamique filmique construite par la typographie – notamment les flèches, les lignes et les mots répétés –, créant une prolongation artistique autonome de l’œuvre de Moholy-Nagy. Tout en conservant les aspects caractéristiques du script « typophoto », ils mobilisent des images trouvées qui font écho à sa technique du collage. Contemporain et collègue de Moholy-Nagy au Bauhaus, le peintre abstrait Wassily Kandinsky fait l’objet de l’étude de Caroline Marié sur différentes formes de participation de l’artiste à l’aventure du médium cinématographique dans les années 1920 et 1930. Cette contribution présente à la fois les liens qui relient le peintre avec le film abstrait et le Lichtspiel [jeu de réflexions lumineuses], le documentaire d’artiste et le cinéma hollywoodien.

Dans la seconde moitié du xxe siècle, le développement d’œuvres faisant usage de nouveaux modes de communication et d’information8 a fondamentalement changé les modalités du rapport au public. Ces créations reposent notamment sur des dispositifs9 de participation et d’interaction avec le visiteur, qui conduisent à redéfinir les relations aux processus médiatiques et proposent une approche dynamique de l’espace. L’exposition Cybernetic Serendipity (1968) sur laquelle revient Adeena Mey fut l’une des premières à mettre en scène ce changement de rapport du public à l’œuvre en présentant des créations réalisées à l’ordinateur. Cette exposition qui fut organisée à l’Institute of Contemporary Arts de Londres par Jasia Reichardt, mettait en rapport l’art et la cybernétique en valorisant les nouvelles perspectives de cette intrication dans le champ artistique, à travers des œuvres novatrices avec lesquelles le public pouvait interagir (œuvres cinétiques et cybernétiques, productions de textes génératifs aléatoires, robots radiocommandés, morceaux électroniques expérimentaux, etc.). En France, l’exposition Les Immatériaux étudiée par Marie Vicet proposait également une expérience de visite inédite au public. Celle-ci, organisée en 1985 au Centre Georges Pompidou par le philosophe Jean-François Lyotard et le commissaire Thierry Chaput autour des mutations provoquées par les nouvelles technologies dans différentes disciplines, exposait dans un parcours laissé libre au visiteur aussi bien des œuvres interactives, des installations multimédias mais également de nombreux projets informatiques et télématiques (romans à choix multiples, textes génératifs, programmes de calculs). Les entretiens d’artistes menés par Zoe Stillpass reflètent d’ailleurs ce nouveau paradigme spatial10 également central dans la composition des images élaborées à partir de technologies numériques. Mais il peut aussi s’agir d’espaces virtuels dont l’expérience peut être faite physiquement et mentalement grâce aux techniques de réalité virtuelle. Comme le démontre Marie-Laure Delaporte, ces œuvres, souvent immersives, perturbent les repères perceptifs et sensoriels et repoussent les frontières entre le réel et le virtuel. L’expérience corporelle et visuelle offre des modes de relation renouvelés, qu’il s’agisse de relations inter-spectateurs, phénoménologiques ou de coprésence. Dans son dialogue avec l’artiste et curatrice Judith Guez, l’auteure approfondit cette réflexion en abordant les spécificités de création et d’exposition d’œuvres réalisées avec la technologie de la réalité virtuelle et mixte, pensées pour que le visiteur puisse interagir avec son environnement. Quant à Lisa Swanstrom, elle étudie justement les relations que l’humain entretient avec son environnement naturel. La chercheuse a conçu une application informatique intitulée The Not-So-Pathetic Fallacy11 qui offre la possibilité d’analyser au sein de textes littéraires les liens entre « êtres humains, objets naturels et expériences émotionnelles », constatant ainsi la capacité des « nouveaux médias à traduire les expériences non-humaines en termes compréhensibles par les humains ».

Mais en ces temps de mise à distance sociale, l’expérience du musée, de ses œuvres et de ses espaces, peut également être envisagée de manière virtualisée, notamment par écran interposé. C’est d’ailleurs une analyse de la mise en abyme des écrans que propose Claus Gunti en nous faisant découvrir les formats d’exposition originaux de la galerie König à Berlin, ainsi que le projet Screenwalks, développé au printemps 2020 par le Fotomuseum Winterthur (Suisse) et The Photographer’s Gallery (Londres) en réponse à la fermeture des institutions culturelles. Alors que la galerie König conçoit des expositions sous forme de jeux vidéo, la plateforme Screenwalks invite les artistes à faire découvrir leurs univers numériques « entre la visite guidée et l’atelier12 ». Parmi ceux-ci figurent notamment Alan Butler qui dans le cadre de cette publication rend accessible son œuvre vidéo Le Moment Fabriqué (2017), créée à partir du jeu vidéo Grand Theft Auto V. L’œuvre est construite à partir d’images de sans-abris présents dans le jeu et participe à la critique de la société « réelle » à travers la simulation numérique, car Butler considère « les jeux vidéo comme une nouvelle forme de réalisme social ».

La médiation à travers des dispositifs techniques et écraniques offre également la possibilité de développer des relations inter-personnelles et de nouvelles modalités de relation à l’image, ce que Carole Nosella théorise par « l’imprégnation médiatico-technique ». Sa contribution entre recherche et création montre que l’écran devient alors le reflet de la présence de l’être et l’interface par laquelle se font les échanges humains. C’est aussi aux écrans, mais de télévision cette fois-ci, et aux images produites et diffusées par des artistes sur les chaînes françaises que s’intéresse Fleur Chevalier. En effet, dès les années 1960, certains artistes visuels ont accès aux équipements de la télévision pour créer des images électroniques et pouvoir les diffuser au public. Mais au cœur de ce média de masse, les intérêts commerciaux finissent par prendre le dessus sur les recherches expérimentales qui y trouvent de moins en moins leur place au fil des décennies. Il est également question de circulation d’images chez les artistes étudiés par Ariadna Lorenzo Sunyer. Dans le contexte des États-Unis des années 1960, ces derniers s’intéressent à l’image projetée comme médium artistique : ils conçoivent ainsi des conférences où la diapositive devient le support intermédial de leur discours. Tout comme la technologie du carrousel de diapositives pose de nombreuses questions de conservation-restauration depuis l’arrêt de la production par Kodak en 2004, celles des œuvres vidéo et numériques ne cessent d’en poser en raison de l’évolution constante de ces technologies. Dans le cadre de ses activités de conservatrice et restauratrice au Zentrum für Kunst und Medientechnologie de Karlsruhe, Morgane Stricot expose son approche, impliquant la recontextualisation technologique systématique mais également la duplication et la reconstruction des œuvres, visant à les sauver de l’obsolescence, afin de pouvoir continuer à les exposer au public tout en collectant le plus de connaissances possibles dans le but de les transmettre.

Nous espérons donc que ces études et analyses, ainsi que ces propositions artistiques et poétiques permettront de contribuer à la réflexion sur les expérimentations faites par les artistes et les expériences vécues par le public dans le champ étendu des nouveaux médias.

Introduction générale Répondre au défi des arts médiatechniques, André Gunthert et Marie-Madeleine Ozdoba Actualization / Dynamic of the Metropolis [Dynamik der Groß-Stadt, László Moholy-Nagy, 1925], Schroeter & Berger