Introduction générale
Répondre au défi des arts médiatechniques

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Quelles relations entretiennent les arts et les nouveaux médias ? Des débuts du cinéma jusqu’aux dispositifs de réalité virtuelle, en passant par l’art vidéo ou l’art cybernétique, les pratiques artistiques qui explorent ce champ sont accueillies par de nombreuses institutions, qui leur octroient souvent un rôle d’avant-garde. Dans la recherche en histoire de l’art, l’étude de ces courants questionne aussi bien les ressources des formes expérimentales que les enjeux de la résistance à l’hégémonie visuelle.

Les récits qui organisent ce paysage n’ont pas réglé toutes leurs contradictions. La vision la plus répandue reste guidée par le déterminisme technologique, qui en façonne l’histoire. Auteur d’un ouvrage de référence, Michael Rush décrit ainsi les expériences chronophotographiques d’Edward Muybridge en 1878, qui inspireront Marcel Duchamp et les futuristes, comme un précédent fondateur de l’appropriation esthétique de l’innovation technique1. Le principal défaut de cette approche est de confondre techniques et médias – alors que ceux-ci sont généralement définis comme étant des instruments de communication2. De ce point de vue, ce n’est plus l’invention de la photographie, mais plutôt les usages publics du cinématographe qui font figure d’étape décisive, au début du XXe siècle.

Une autre approche privilégie l’interrogation théorique3. Dans ce cadre, le célèbre article de Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique4 », publié en 1936, semble fournir un point de repère pionnier : ce texte décrit à la fois le caractère auratique de la tradition et un paysage moderniste marqué par l’empreinte du cinéma, dans une optique matérialiste d’émancipation des masses. Fortement influencée par les travaux du Bauhaus et le modèle des arts appliqués, cette vision se heurtera pourtant à la condamnation des industries culturelles, formulée après-guerre par les philosophes Max Horkheimer et Theodor Adorno5. Démenti à la fois par les usages propagandistes des médias et par l’essor de la consommation de masse, l’optimisme moderniste des années 1930 cède la place, après la Seconde Guerre mondiale, à un pessimisme culturel où l’art endosse le rôle de rempart contre la barbarie6.

Moderniser l’art, questionner la modernité

Pour comprendre les enjeux des arts médiatechniques, plutôt que de s’appuyer sur une histoire ou une philosophie des médias, il semble plus pertinent de revenir aux pratiques artistiques elles-mêmes. La chronologie se modifie alors sensiblement : c’est seulement au cours des années 1960 que les expérimentations de l’art vidéo ou de l’art cybernétique manifestent l’existence d’un nouveau paradigme, inscrit dans le contexte du profond renouvellement contemporain des pratiques artistiques, aux côtés de l’art conceptuel, des arts de la performance ou de l’installation. Contrairement à l’approche de Walter Benjamin, qui décrit le cinéma commercial comme un art de la modernité, l’art vidéo ou l’art cybernétique ne correspondent pas aux usages réguliers de ces médias, mais en proposent des appropriations expérimentales qui n’ont de signification qu’à partir du monde de l’art.

Des films comme Metropolis (Fritz Lang) ou Les Temps modernes (Charlie Chaplin) ont mis en scène avec brio l’effroi qu’inspire l’industrie mécanisée du début du XXe siècle7. Quelques décennies plus tard, les téléviseurs, caméras vidéo, magnétophones, répondeurs qui servent à camoufler les crimes dans la série policière Columbo (Richard Levinson, William Link) composent un environnement plus familier8. Avec ces médias du quotidien, les artistes mettent les beaux-arts à l’épreuve de la technique, de la contemporanéité et des masses : trois défis qui confrontent l’art à ses limites. Les effets attendus de ce croisement visent à la fois à moderniser l’art et à questionner la modernité.

Les œuvres médiatechniques trouveront leur place au sein de nouvelles institutions, comme le centre Georges Pompidou, imaginé en 1969 et ouvert en 1977. La mise en avant de l’instrumentation technique ou des formes industrielles permet d’afficher un rapport volontariste au contemporain. Si cette stratégie répond à l’exigence de modernité et de renouvellement qui participe de la définition de l’art depuis les avant-gardes, l’accueil de ces œuvres au sein de collections permanentes crée des contraintes inattendues. Alors que les formes artistiques traditionnelles peuvent être mises en scène dans une éternité factice, l’obsolescence rapide des systèmes techniques crée non seulement des difficultés de conservation, mais elle expose la modernité au paradoxe de son vieillissement. Avec le présent fugitif des nouveaux médias, c’est l’histoire qui s’installe au musée. La matérialité qu’elles mettent en relief – écrans cathodiques, consoles, logiciels nécessitant l’intervention d’ingénieurs spécialisés pour une maintenance souvent vouée à l’échec – devient alors un levier conceptuel pour interroger plus largement la vie des œuvres dans les institutions muséales : comment maintenir en l’état une œuvre en action, ou au moins sa trace ? Pour une histoire de l’art qui s’attache de plus en plus à penser l’historicité et les imaginaires sociaux dont dépendent les œuvres, ce questionnement constitue l’un des apports majeurs de ce courant.

Inséparables de la notion de « masse », les médias électroniques apparaissent comme des technologies exemplaires de l’unification de publics qui ne pouvaient jusqu’alors être touchés qu’à une échelle locale. Cette incarnation de la médiation par la mise en relation des publics s’étend également au monde de l’art. En 1968, l’exposition Cybernetic Serendipity à l’Institute of Contemporary Arts de Londres est une des premières qui utilise l’informatique pour créer des œuvres avec lesquelles le public peut interagir. Cette inclusion du public deviendra une signature du genre, participant à l’enrichissement de la médiation muséale.

Loin des galaxies

Au-delà de la proposition de formes inédites, les arts médiatechniques s’imposent à la fois comme des instruments de critique de la culture de masse et comme des outils d’investigation des arts. Dans le champ de l’histoire de l’art, les études consacrées à ce courant ne représentent encore qu’une portion modeste. À la charnière des technologies de l’information et de la crise des représentations, l’intérêt des questions soulevées invite à amplifier l’exploration. C’est dans ce but qu’avec le groupe des chercheuses et des chercheurs spécialistes réunis par le programme du sujet annuel du Centre allemand d’histoire de l’art, nous avons sélectionné et édité les essais qui composent le présent ouvrage.

Au terme d’une enquête commune de 16 mois, effectuée en majeure partie dans les conditions difficiles de la pandémie de la Covid-19, les problématiques partagées se sont progressivement éclaircies. Pour s’adapter aux caractéristiques des objets étudiés, ce recueil propose un double environnement, en ligne et sur papier, qui permet de déployer grâce aux outils multimédias aussi bien les sources que les interventions au format vidéo. Loin des galaxies macluhaniennes et de leur catégorisation par types de médias9, nous avons retenu une organisation thématique en deux parties. Tandis que la section « Expériences », coéditée par Marie-Laure Delaporte, Claus Gunti, Caroline Marié et Marie Vicet, approfondit la reconfiguration de l’objet artistique et de son appréhension par les publics, la section « Imaginaires », coéditée par Sara Alonso Gómez, François Aubart, Juliette Bessette et Julie Martin, s’attelle à replacer les technologies dans une histoire culturelle et à nuancer leur pouvoir supposé.

La pandémie a manifesté de manière brutale les enjeux politiques et sociaux du développement des réseaux, de la structuration des plateformes, de la maîtrise des algorithmes et de l’accès aux technologies de l’information. Dans ce contexte, les travaux ici réunis prennent à nos yeux un sens tout particulier, comme équipement critique, démocratique et inclusif pour une société de terrestres10.

Avant-propos, Thomas Kirchner Introduction de la section 1, Marie-Laure Delaporte, Claus Gunti, Caroline Marié et Marie Vicet