Francesco Vezzoli : pervertir l’imaginaire global

Art vidéo • Cinéma • Infiltration • Installation • Internet
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En 2005, l’artiste italien Francesco Vezzoli (1971) crée Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula1, une brève vidéo de cinq minutes qui s’annonce comme un remake du film érotique Caligula (1979) de Tinto Brass dont le scénario était de Gore Vidal. La production du film retraçant le règne de l’empereur romain fut complexe. Si la connotation érotique était évidente pour tous, le producteur Bob Guccione, par ailleurs propriétaire du magazine de charme Penthouse, défendait une vision ouvertement pornographique, cherchant à imposer des modèles de sa revue et des scènes plus crues. Vidal finit par se dissocier publiquement du film. Le titre du projet de Vezzoli semble promettre un remake dans l’esprit du scénario original. Cette vidéo et son travail dans son ensemble, porté par une ascendance warholienne, s’inscrivent dans l’intérêt renouvelé que les artistes portent au cinéma depuis la fin des années 1980 : les évolutions technologiques et les nouveaux modes d’appréhension du cinéma (diffusion à la télévision à partir des années 1960, puis sur de nouveaux supports : VHS…) permirent à la génération d’artistes née à partir des années 1960 un regard renouvelé sur le septième art, faisant de lui un fonds culturel aussi important et explorable que l’histoire de l’art. Fleurissent ainsi les projets empruntant ou faisant référence au cinéma avec un intérêt marqué pour la pratique du remake2.

Une fausse bande-annonce

Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula s’ouvre par le traditionnel carton vert du cinéma américain notifiant à quel public le film est destiné : la dimension pornographique semble exclue puisqu’on peut lire « approved for all audience by the Motion Picture Association of America ». Commence alors une bande-annonce d’aspect conventionnel. Un premier plan montre Gore Vidal évoquant la noirceur de l’histoire humaine. Il est suivi d’un logo de studio cinématographique avant que n’arrivent les images du remake. Entrecoupée par des plans sur une luxueuse villa contemporaine à l’allure antiquisante et des scènes d’orgie en tenues romaines, une voix off masculine dévoile le sujet d’une manière aguicheuse : « Throughout the course of human history, there have been only three truly great stories. The first was the immaculate birth of Christ. The second was the untimely death of Christ. And the third and greastest by far belonged to this man ». Apparaît alors l’image de Caligula, allongé, couronné de lauriers dorés alors que le visage de Milla Jovovich, s’éveillant murmure : « Caligula ». Après avoir promis « lust », « passion » et « corrupted power », sur fond d’images suggestives et de musique prenante, la voix off révèle un casting époustouflant : « an international cast of superstars more decadent than your wildest dreams ». Plusieurs actrices bénéficient d’une présentation succincte avec emphase de superlatifs : « the ravishing Helen Mirren as the impress Tiberius » que l’on découvre paradant traînant en laisse deux jeunes hommes, « the notorious Karen Black is Agrippina », « the incomparable Milla Jovovich as Druscilla, Caligula’s depraved sister » et « the charming Adriana Asti as Ennia Macro’s wife » qui, contrairement au reste du casting, s’exprime en italien. Quelques acteurs ensuite ne bénéficient d’aucune présentation spécifique (Glenn Shadix, Michelle Phillips, Gerard Butler, Barbara Bouchet) avant que l’énumération ne termine sur Tasha Tilberg « in an egally anticipated firt lesbian screncast ». Plusieurs intertitres, parmi des plans du film, achèvent de donner le ton général : « Beyond sensuality there is sexuality », « Beyond sexuality there is perversity » et « Beyond perversity there is only… Gore Vidal’s Caligula ». De la même manière qu’il l’a ouverte, Gore Vidal clôt la bande-annonce avec le rassurant : « coming soon to the theatre near you ». Deux intertitres révèlent alors la liste des professionnels participant au film, notamment l’acteur Benicio del Toro non nommé précédemment. Un ultime plan séquence est dédié à Caligula, que nous avions déjà vu incarné par l’artiste lui-même, sous les traits de la chanteuse Courtney Love en « special guest star » qui s’adresse directement au spectateur avant de lui claquer la porte de son palais au nez.

1 Francesco Vezzoli, Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula, 2005 (Still). Film 35 mm transféré en vidéo, couleur, son, 5 minutes 30. The Solomon R. Guggenheim Museum, New York ; Castello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea, Rivoli (Turin) ; Tate Modern, Londres et Ludwig Museum, Cologne

Bien qu’un peu longue pour ce type de programme3, Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula est parfaitement illusionniste et ressemble en tout point à une bande-annonce réelle. Dans plusieurs de ses travaux, Vezzoli reproduit les codes et caractéristiques de productions cinématographiques ou télévisuelles. The Kiss (Let’s Play Dynasty!) (2000) met en scène Helmut Berger dans une vidéo qui mêle des références aux films de Luchino Visconti et au soap-opera américain Dynasty dans lesquels l’acteur a tourné. S’appuyant sur le documentaire Comizi d’amore de Pier Paolo Pasolini (1964), Comizi di non amore (2004) est construit comme un jeu télévisé avec son plateau, son public, son présentateur (la présentatrice Ela Weber) dans lequel des prétendants doivent remporter les faveurs d’une célébrité vieillissante (Catherine Deneuve, Marianne Faithfull, Antonella Lualdi, Jeanne Moreau et Terry Schiavo). La vidéo est réalisée avec des professionnels de la télévision italienne dans les Roma Studios de Dinocittà. Pour parfaire la qualité et l’illusionnisme de ses projets, l’artiste s’entoure à chaque fois de professionnels des productions qu’il imite. Marlene Redux: A True Hollywood Story ! (2006) est une autobiographie sensationnaliste et romancée – on y apprend la mort de l’artiste – sur le modèle de l’émission E ! A True Hollywood Story. Vezzoli collabore pour cette vidéo avec les auteurs de cette émission de la chaîne américaine E ! Entertainment Television dont chaque numéro est consacré à une personnalité du show business. Pour Democrazy (2007) montrant de faux clips de campagnes de deux candidats aux élections américaines (incarnés par Sharon Stone et Bernard-Henri Lévy), il s’entoure de Mark McKinnon, conseiller pour la campagne présidentielle de George Bush en 2004, et de Jim Mulhall, celui de Bill Clinton en 1996. « Alors, explique l’artiste, pour Caligula, j’ai travaillé avec les producteurs et des auteurs du matériel promotionnel des blockbusters d’Hollywood4. » Il recrute Paul Laufer, directeur de la photographie, primé pour son travail sur The Cell (Tarsem Singh, 2000) ou encore la styliste Donatella Versace comme créatrice des costumes et bijoux. Le choix des acteurs non plus ne doit rien au hasard. Ils ont pour la plupart une filmographie déjà conséquente et sont connus du grand public. Certains entretiennent un lien évident avec le projet de l’artiste. Helen Mirren et Adriana Asti ont toutes deux tourné dans le Caligula de Tinto Brass. L’actrice britannique voit même son apparition présentée par la voix off comme « her triumphal return in the world of Caligula ». Tasha Tilberg, mannequin ouvertement homosexuelle, est annoncée dans son « first lesbian screencast ». Cet environnement de techniciens professionnels vise à asseoir la crédibilité de la vidéo artistique en tant que bande-annonce.

Un mode de diffusion multiple

Les choix de présentation de l’œuvre dans les expositions prolongent la dimension mimétique du cinéma que comporte la vidéo. Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula est montré dans une évocation de salle obscure comportant plusieurs rangées de sièges en velours rouge face à un écran de projection, tandis que l’accès à cet espace se fait par une lourde tenture, elle aussi rouge. L’artiste a en outre conçu une affiche : Poster for a Remake of Gare Vidal’s Caligula (2005)5 reprenant les éléments constitutifs de ce type d’objet promotionnel : titre, liste des acteurs importants, nom du réalisateur, phrase de contextualisation à même de séduire les spectateurs (« From the creator of ‘‘Comizi di non amore”, the reimagining of a movie that scandalized the world »), et annonce d’une sortie prochaine. L’affiche est en soi aussi racoleuse que l’est la bande-annonce. Si l’imitation de formats audiovisuels est fréquente chez Vezzoli, ce jeu avec les éléments publicitaires l’est tout autant que ce soit, comme ici, en tant qu’œuvre ou comme promotion de ses propres expositions. Une affiche créée pour une exposition peut ainsi imiter les codes d’une affiche de film. C’est le cas de celle conçue pour l’exposition personnelle de l’artiste à la Villa Sauber-Nouveau Musée National de Monaco en 2016, sur ses travaux autour de Marlene Dietrich6 : elle montre le dessin d’un couple enlacé dans une esthétique très cinématographique avec les noms de Vezzoli et Dietrich, ainsi que les informations relatives à l’exposition. Placée dans la rue, sur le mur extérieur du musée, l’affiche jouait l’analogie et le trouble avec le cinéma et l’identité du contenu à promouvoir. Les institutions culturelles elles-mêmes exploitent cette relative confusion en produisant des bandes-annonces pour leurs expositions : un procédé que Vezzoli n’hésite pas à utiliser et pousser à son paroxysme comme il le fit pour son exposition La Nueva Dolce Vita à la Fondazione Prada de Venise en 20117. L’œuvre et la communication autour d’elle parodient l’univers cinématographique et l’exposition, dans son intégralité, cherche à semer le doute.

2 Francesco Vezzoli, Poster for a Remake of Gore Vidal’s Caligula, 2005. Sérigraphie sur papier, 140 × 100 cm. Castello di Rivoli Museo d’Arte Contemporanea, Rivoli (Turin) et Museum Ludwig, Cologne

L’analogie avec le cinéma ne se limite pas à l’installation et aux outils de communication de l’œuvre. Un ultime élément reste à aborder. Il est sans doute la clef de voûte de tout le projet et crucial pour comprendre la stratégie et le propos de Vezzoli. Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula est disponible en intégralité et gratuitement sur des sites d’hébergement de vidéo en ligne. Certains artistes sont rétifs à la diffusion de leurs œuvres filmiques ou vidéo sur Internet, d’autres la favorisent8. Le cas est différent pour Vezzoli. Si l’œuvre parodie un outil promotionnel, que l’espace d’exposition revêt de manière théâtrale les caractéristiques de la salle obscure, il semble logique que l’artiste cherche à s’emparer du mode de diffusion de la forme qu’il produit. Si la vidéo n’intègre pas les avant-programmes des salles de cinéma9, il semble logique que l’artiste cherche à s’emparer du mode de diffusion d’une bande-annonce. Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula se trouve donc à portée de clic comme n’importe quelle bande-annonce cinématographique. Elle peut ainsi croiser les nombreuses bandes-annonces bien réelles présentes sur les hébergeurs de vidéo en ligne. Ne s’annonçant pas en tant que vidéo d’artiste et similaire à bon nombre de bandes-annonces, Trailer… peut tout à fait être identifié par l’internaute en tant que vrai outil promotionnel annonçant un réel remake à venir. À tout point de vue, dans l’exposition mais surtout dans sa diffusion en ligne, Vezzoli est à la recherche de la non-compréhension de son projet, du contre-sens le plus total, exploitant l’une des cartes maîtresses du cinéma de fiction : le désir de croire à l’illusion. La bande-annonce doit susciter l’envie de voir le film. Mais ledit film n’a pas été tourné. Seuls existent les plans nécessaires à la construction de cet outil promotionnel. L’artiste cherche à produire un désir impossible à assouvir puisque l’objet même du désir est inexistant. Il reproduit et révèle les techniques employées par l’industrie du spectacle pour créer du désir et donc de la consommation.

Quel impact pour la diffusion en ligne ?

La vidéo et son mode de diffusion via Internet jouent sur le caractère illusionniste d’une bande-annonce, mais Vezzoli ne masque pas complètement les traces de son artificialité. On peut déjà être intrigué par la longueur de la vidéo, mais aussi par son titre : « Trailer for a Remake… » comme s’il s’agissait d’un intitulé de travail et que le film ne possédait pas encore un nom définitif10. Si la présence de l’artiste comme comédien est un élément trop discret pour l’internaute qui a priori ne connaît pas son travail, la parodie du logo d’Universal Pictures en Needlework Pictures est tout sauf subtile. Le dessin de la planète Terre de la société de production américaine historique se voit affligé d’une aiguille de broderie enfoncée à proximité de son sommet. « Needlework » signifie broderie, une pratique présente de longue date dans le travail de Vezzoli. Selon Marcella Beccaria, avec ce surprenant choix technique, « Vezzoli répondait à l’agressivité et la brutalité du nouvel art » que pratiquaient les Young British Artists à Londres où il étudie11. L’artiste débute sa carrière par des reproductions brodées des œuvres phares de l’abstraction américaine12 qu’il poursuit avec An Embroidered Trilogy, une série d’installations vidéo évoquant des personnalités connues pour leur goût de cette activité13. Si les internautes peu familiers de l’artiste et de l’art contemporain ne connaissent sans doute pas ces travaux, il peut sembler étonnant de ne pas s’interroger face à ce logo Needlework en ouverture de la bande-annonce. L’illusion semble fonctionner, à en croire les commentaires déposés à propos de la vidéo. Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula s’établit comme un simulacre au sens qu’en donne Jean Baudrillard, une apparence qui se donne comme réalité tout en masquant les traces de la simulation. Un simulacre n’est pas différenciable de la réalité : « la simulation remet en cause la différence du ‘‘vrai” et du ‘‘faux”, du ‘‘réel” et de l’‘‘imaginaire”14. » À la différence de la représentation qui s’annonce comme telle, « il est pratiquement impossible d’isoler le processus de simulation […]15. » C’est tout l’enjeu d’une pratique artistique du simulacre, s’imposer au réel et en être aussi indissociable qu’indiscernable. La vidéo est bel et bien identifiée par certains comme l’annonce réelle d’un film à venir, suscitant des réactions variées : de l’impatience affichée au mépris marqué et parfois des interrogations légitimes sur la réalité du projet. Les commentaires révélant la genèse artistique du projet et expliquant la démarche de l’artiste ne semblent pas nécessairement trouver beaucoup d’écho, rendus caducs par le principe égalisateur de ce type de site où chaque commentaire a autant de valeur que son voisin16. À l’heure de la culture du chat où les sites offrent la possibilité à tous de réagir, en quoi l’avis éclairé a-t-il plus de résonance que celui qui ne l’est pas ?

Des questions se posent sur l’impact réel du projet artistique, notamment sa visibilité en ligne. Mise en ligne qui intervient assez tôt, probablement dès la présentation de l’œuvre à la biennale de Venise puisqu’on relève encore aujourd’hui des vidéos intégrées dès juin 2005 sur des sites référençant les projets cinématographiques ou sur des hébergeurs de contenu vidéo. Comment s’y prend l’artiste pour s’assurer une large diffusion ? La simple mise en ligne ne suffit pas. Des milliers de vidéos sont mises en ligne chaque jour sans pour autant trouver une audience importante. Pour être vu, un contenu doit être référencé ou échangé de manière virale par les internautes. Si Vezzoli peut éventuellement compter sur la seconde possibilité, elle n’est en rien une ressource sûre. Quant au référencement, il ne possède pas la force de frappe d’un grand studio de production cinématographique. Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula ne reste pourtant pas invisible. Elle est sciemment faite pour attirer le regard et l’artiste peut s’appuyer sur le fonctionnement par algorithme de ce type de site (notamment via des mots clefs) qui propose aux internautes des « conseils » liés aux contenus qu’ils ont déjà consultés. La vidéo peut donc finir par être « proposée » à un internaute qui aurait regardé un contenu relatif au Caligula de 1979 par exemple. Mais c’est probablement la présence d’acteurs célèbres qui assure sans doute le mieux le succès de cette fausse bande-annonce. Il s’appuie sur des comédiens connus pour asseoir la dimension cinématographique du projet, mais probablement aussi pour en assurer la diffusion. Leur choix n’est en rien le fait du hasard. Mannequin d’origine, Milla Jovovich bénéficie alors du succès auprès des jeunes des adaptations du jeu vidéo Resident Evil17. Helen Mirren a certes participé au film original, mais c’est aussi en 2005 une actrice réputée dont la carrière récente marque alors une inflexion vers un cinéma plus populaire18. La vidéo a par ailleurs été popularisée par l’actrice qui en a posté sur sa chaîne YouTube le 28 novembre 2010 une version légèrement raccourcie19 sous le titre Remake of Caligula sans aucune description, ni précision sur le statut de la vidéo. Au 4 août 2016, la vidéo avait été vue 517 327 fois, reçu 285 « j’aime » pour 66 « j’aime pas ». Le 26 août 2020, elle bénéficiait de 1 463 857 vues, 870 « j’aime » et 343 « j’aime pas ». Les commentaires se répartissent entre adhésion, incrédulité, rejet marqué et précisions sur le caractère artistique de l’objet. Les chiffres de consultation sont éloquents et à ajouter à ceux des autres nombreuses pages hébergeant la vidéo. Par une diffusion potentiellement virale sur Internet, le travail de Vezzoli est vu par un nombre de personnes incomparablement supérieur à celles qui fréquentent ses expositions.

Un projet politique et émancipateur ?

Que vise Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula? La cible la plus évidente semble être l’industrie cinématographique et ses grandes sociétés de production dont le but peu dissimulé est d’assurer la rentabilité d’un produit. Vezzoli duplique un des outils promotionnels les plus efficaces pour créer de toutes pièces un désir de consommation voué à l’échec. Soulignant des méthodes publicitaires douteuses (avalanche de stars, appel sans vergogne au voyeurisme en en montrant finalement assez peu, voix off emphatique et élégiaque…), l’artiste sélectionne aussi Caligula pour son histoire rocambolesque, sortant en salles en 1979 dans des versions différentes qui n’ont en commun que le rejet de leurs auteurs. Il sélectionne un objet qui a été détourné de son but initial, tout en promettant par son titre (« Gore Vidal’s Caligula ») une forme de retour aux sources, validée par la présence du scénariste. En filigrane, l’artiste démontre la place dévolue à l’auteur dans la machine industrielle, maillon indispensable à la mise en œuvre du projet, mais qui voit parfois son autorité largement limitée. Mais la vidéo étant aussi destinée au musée, il n’est pas interdit de penser que c’est le monde de l’art qu’il cible. La présence de célébrités dans son travail est un moyen avoué de souligner l’industrialisation de l’art contemporain : « Pour moi, le monde de l’art est devenu un lieu qui s’est lui-même transformé, volontairement ou non, en une sorte d’industrie du divertissement20. » Il rejoint en ce sens Erika Balsom qui place la pénétration du cinéma dans les pratiques artistiques sous le signe d’« une décennie qui serait marquée par une spectacularisation croissante du musée21. » Le travail de Vezzoli s’inscrit donc dans les mouvements de pensée critique vis-à-vis d’un certain état de l’art et des institutions en produisant un travail de sape de l’intérieur et dévoilant les connivences entre art et industrie.

Le lien à la bande-annonce est ainsi logique. « Il s’agit de la création d’un rêve, d’une attente et parfois de laisser le public sur sa faim22. » Cette création d’un désir impossible à assouvir du fait de l’inexistence de son objet devrait être à même de provoquer une prise de conscience chez le consommateur/spectateur de la manière dont il est manipulé au quotidien. L’ambition derrière les travaux de l’artiste est un éveil des consciences, voire une libération généralisée. S’il ne le laissait pas présager au premier abord, son travail se place dans la descendance de l’Internationale situationniste, qui dès 1957 œuvrait à une libération de la société et de l’individu, rejetant les préceptes du capitalisme et militant pour une dissolution de l’art dans le quotidien. Guy Debord, un de ses principaux représentants, dénonçait la manière dont le temps de loisir acquis par le prolétariat se voyait récupéré par la classe dirigeante par le développement d’une industrie des loisirs sclérosante qu’il finit par nommer La Société du spectacle : « Le spectacle dans la société correspond à la fabrication concrète de l’aliénation23. » Il poursuit : « Le spectacle soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est rien que l’économie se développant elle-même24. » Le cinéma est un instrument majeur de la société du spectacle que l’Internationale situationniste utilisait pour le retourner contre lui-même, notamment via la pratique d’un « détournement d’éléments esthétiques préfabriqués25 ». En les reprenant dans un nouveau contexte, il s’agit de tirer les images et les sons détournés de la soumission à leur discours initial et de dévaloriser celui-ci : déconstruire l’objet repris afin d’attirer l’attention sur l’idéologie qu’il véhicule et les manipulations qu’il induit. Si pratique du détournement il y a chez Vezzoli, elle ne s’applique plus, ou plus directement, à des produits mais à des genres codifiés par l’industrie culturelle : film de fiction, émission de télévision et bien sûr bande-annonce. En parodiant et exagérant les stéréotypes de ce type de productions, il vise à dévoiler ouvertement les stratégies employées pour pousser à la consommation. Son travail critique se veut tout autant pédagogue – apprendre à décrypter un contenu – qu’émancipateur. Il reconnaît d’ailleurs volontiers l’influence de Debord :

Quand Guy Debord se demande comment pouvons-nous nous émanciper, comment pouvons-nous envisager un avenir différent, je voudrais avoir la réponse, je voudrais pouvoir dépasser Guy Debord, mais je crains que cela ne me soit impossible. Je suis juste un artiste, je tiens un miroir et je réfléchis un monde que j’habite, mais je n’ai pas de solution. […] Je pense personnellement que le monde n’a pas décollé du lieu où il se trouvait quand Debord l’a analysé. Je ne pense pas que le monde ait pris un nouveau cap en ce qui concerne notre rapport aux médias. Je pense que les choses ont même empiré26.

Si les chiffres de consultation de Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula sont impressionnants et semblent attester du succès de cette diffusion virale et donc de l’entreprise de détournement et de parasitage de l’artiste, Vezzoli ne s’avoue pas véritablement satisfait des résultats et insiste au contraire sur ce qu’il considère comme l’échec de sa tentative. Il évoque sa déception quant à la réception d’un autre projet pour lequel il procède avec une stratégie identique. Greed, a New Fragrance by Francesco Vezzoli (2009)27 est une brève vidéo parodiant les codes des publicités pour le parfum. Comme il est souvent de rigueur dans les réclames pour les marques de luxe, c’est une célébrité qui vient vanter les mérites du produit sous l’œil de la caméra d’un réalisateur prestigieux. L’artiste fait appel à deux actrices de renom, Natalie Portman et Michelle Williams et au cinéaste Roman Polanski. L’effacement de l’artiste derrière un autre réalisateur, lui déléguant complètement la mise en image, marque bien la dimension conceptuelle du projet qui dépasse de loin la seule production vidéo. Sur fond de piano, Michelle Williams pénètre dans un appartement et vient s’appuyer langoureusement contre Natalie Portman se peignant à sa coiffeuse. Elle est attirée par une odeur sur la peau de la jeune femme et découvre le flacon de parfum Greed dont elle s’empare sous l’œil agacé de Portman. La possession de la fragrance donne lieu à une ridicule scène de combat à l’érotisme soft au sol jusqu’à l’apparition d’un homme, l’artiste, se saisissant de la fiole. La vidéo s’achève par un plan sur le parfum et son nom annoncé en voix off. La forme du flacon imaginé par l’artiste28 renvoie à Belle Haleine : Eau de Voilette, le parfum conçu en 1921 par Marcel Duchamp dont une partie de l’œuvre s’incarne autant dans son effet sur le monde de l’art (musées, marchands, collectionneurs et presse) que dans son impact visuel. En lieu et place de l’image de Rrose Selavy (personnage féminin fictif créé et incarné par Duchamp en 1920), c’est le portrait de l’artiste italien29 qu’on découvre en médaillon sur la fiole et souligné d’une « eau de larmes » en français remplaçant la traditionnelle « eau de toilette » ou « eau de parfum »30. De la même manière que Trailer for a Remake of Gore Vidal’s Caligula laissait paraître des indices visibles de sa dimension parodique, Greed offre aussi des clefs de lecture évidente. À commencer par le nom du produit vendu qui, s’il peut se trouver des précédents fort étonnants – on peut penser au parfum bien réel Poison – met en avant la cupidité de son propriétaire31. Comme dans Trailer…, la vidéo respecte à la lettre les codes du genre, mais à tel point que cela est censé éveiller la conscience ou au minimum la suspicion du spectateur tant tout est exagéré, poussé à l’extrême.

3 Francesco Vezzoli, Greed, a New Fragrance by Francesco Vezzoli, 2009 (Still). Vidéo HD, couleur, son, 1 minute.
4 Francesco Vezzoli, Greed, the Perfume That Doesn’t Exist, 2009. Bouteille en cristal, papier, ruban de soie, 40 × 27 × 13 cm.
5 Man Ray, Bouteille Belle Haleine : Eau de Voilette de Marcel Duchamp, 1921. Image positive obtenue par inversion des valeurs de la numérisation du négatif original (négatif au gélatino bromure d’argent sur verre), 12 × 9 cm. Photographie publiée sur la couverture de la revue New York Dada, New York, avril 1921

Présentée dans des expositions, la vidéo est surtout diffusée en ligne sur des sites d’hébergement de vidéos avec mention du réalisateur et des actrices afin de bénéficier de leur aura pour attirer l’internaute. Elle est même conçue, plus encore que Trailer…, pour une diffusion en ligne. Pour être montrée en ligne, la forme de l’œuvre est donc déterminée à l’avance : le projet général est d’ordre conceptuel, sa réalisation passe par l’image en mouvement afin de pouvoir intégrer le réseau et aborder ainsi une existence performative. Sa mise en ligne, sans s’apparenter exactement à du hacking est une manière de performer le réseau, le détourner tout en s’adaptant à son fonctionnement. Or malgré un nombre de vues plus que confortable32, Vezzoli considère l’effet de cette vidéo, et d’autres travaux fonctionnant selon un principe similaire de diffusion, trop faible et l’entreprise comme un échec. Il explique :

J’ai changé d’intérêt parce que j’ai échoué et je veux que cela soit su. J’ai échoué car j’ai impliqué dans mon travail quelques personnalités très célèbres, mais la vidéo de Roman Polanski avec Natalie Portman et Michelle n’a que 150 000 vues sur Internet, alors que la vraie publicité pour le parfum Dior en a 1 500 000. Ces travaux n’ont pas pénétré l’imaginaire collectif, je ne sais pas si c’est à cause d’une erreur que j’ai faite, ou parce qu’ils n’étaient pas présentés de la bonne manière. […] Dans tous les cas, mon travail fait partie d’un imaginaire de niche : tous ceux qui lisent Artforum, Vogue et W Magazine en sont familiers, mais il n’a pas perverti l’imaginaire global33.

Constatant le nombre de vue de ses vidéos en ligne, pourtant sans comparaison avec le nombre de visiteurs de la grande majorité des expositions d’art contemporain, la déception affirmée par l’artiste permet de comprendre les ambitions réelles et élevées de son travail. Héritier malheureux de Warhol et de Debord, Francesco Vezzoli rejoue la propagation médiatique du premier34 en y joignant la dimension contestataire des doctrines situationnistes. Cette alliance de références et d’attitudes qui pourraient sembler contradictoires s’avère au contraire tout à fait cohérente, soulignant l’aspect de parasitage et d’infiltration qu’adopte son œuvre : l’artiste travaille de l’intérieur en retournant les procédés de l’industrie culturelle contre elle. Mais Vezzoli bute contre la puissance sans égal de l’industrie du spectacle et se heurte, à ce jour, à l’impossibilité de n’être autre chose qu’un grain de sable qui gratte à peine le colosse qu’il vise. Internet est bien le lieu où tous les contenus et tous les échanges sont possibles, mais dans cet océan de données, il paraît difficile d’enrayer durablement le discours de ceux qui ont la puissance financière d’imposer leur visibilité à tous.

Représentations, performances, affects : différents prismes d’analyse des productions culturelles, Nelly Quemener Une galerie de personnages. Les stéréotypes et leur manipulation à New York à la fin des années 1970, François Aubart