Introduction
Imaginaires

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Au XVIe siècle, l’invention de l’imprimerie et ses possibilités de démultiplier la production des livres furent accueillies par de vives réserves par certains bibliographes. Face à la prolifération considérée, déjà, comme extraordinaire, leur travail de recensement se trouvait amplifié. Les ouvrages, désormais multiples, ne disparaissaient plus lorsqu’un exemplaire était détruit. Des informations, qui pouvaient leur paraître erronées ou simplificatrices, circulaient dorénavant hors de leur contrôle. L’historienne Françoise Waquet rapporte qu’au XVIIe siècle, la production de livres pouvait être décrite comme étant un « labyrinthe », un « torrent », un « déluge », un « océan », voire un « chaos »1.

Ce récit exprime déjà la crainte qui accompagne les médias de reproduction et de diffusion et qui s’accroît avec l’histoire de leurs développements : celle du contrôle sur ce qui circule et celle, connexe, de l’effet que ces contenus ont sur leur public. On retrouve en effet à de nombreuses époques, et évidemment formulée de façons diverses, l’idée selon laquelle les médias et leurs flots d’images, de sons et de textes doivent être endigués ou canalisés. La gestion de ces informations apparaît comme étant un pouvoir formidable envisagé, selon les points de vue, comme pouvant émanciper les populations ou endoctriner les foules.

Dès lors, chaque nouvel instrument de diffusion a été considéré comme redistribuant de fond en comble le visible et le dicible, le pensable et l’imaginable. Ainsi, dans les années 1960 et 1970, alors que l’électronique conquiert la radio et la télévision, Marshall McLuhan classe les médias selon les sens qu’ils mobilisent et développe de nombreuses théories autour de l’interconnexion des êtres humains. Les médias sont envisagés comme inaugurant des pratiques nouvelles et étendant le domaine de ce qui peut être montré ou représenté, comme une fabrique des sensibilités engendrant autant de reconfigurations des imaginaires.

À rebours des discours déterministes qui envisagent les médias comme des leviers producteurs de nouveaux paradigmes, certaines approches replacent les technologies dans une histoire culturelle et nuancent leur supposé pouvoir. Le théoricien des Cultural Studies Raymond Williams en appelle à une démystification des modalités techniques par lesquelles chaque moyen de transmission technique énonce une signification2. Selon lui, la connaissance de leur syntaxe par le public garantit une prise de conscience, un recul permettant à chaque individu d’analyser ce qu’il entend et regarde, et non d’être manipulé par ce que chacun ou chacune entend ou regarde.

D’autres théories insistent sur les usages toujours situés culturellement et politiquement, considérant les médias comme des amplificateurs ou des catalyseurs d’imaginaires et d’idéologies leur préexistant. Yves Citton précise que le caractère omniprésent des médias, le rythme intense, les réitérations et l’immédiateté de l’accès à l’information qu’ils imposent dans notre quotidien ont des effets contraignants sur l’attention que nous portons au monde3.

Ce faisant, ces approches, loin de nier la portée des nouveaux médias, ne se satisfont pas de l’idée d’une démocratie altérée par l’action des médias de masse et tempèrent l’image des foules passives et manipulables que présente Gustave Le Bon à la fin du xixe siècle, opposé à leurs expressions populaires.

Alors que les innovations technologiques au cours des dernières décennies participent à modeler notre accès au visible, favorisant tout autant un dévoilement qu’une occultation du réel, un nombre croissant d’artistes se sont emparés de ces outils pour les détourner, afin de livrer une approche critique, ou du moins distante, contre la préemption des possibles.

L’observation des pratiques des nouveaux médias, que celles-ci soient du fait d’amateurs ou d’artistes, dévoile la capacité des individus ou des collectifs à interrompre ou à dévier, au moins provisoirement, l’autorité des médias de masse. Alors que les technologies récentes autorisent une surveillance et un contrôle accrus des populations, des usages non-anticipés surgissent, dans des contextes imprévus, sous des configurations inédites. Ils facilitent et accélèrent l’organisation de mouvements d’opposition dans et en dehors de l’espace en ligne, ils pointent les idéologies latentes et imposent dans le débat public des phénomènes occultés, ils formulent des récits alternatifs aux discours hégémoniques.

Des fantasmes technofuturistes aux dystopies cyberpunk, du rêve d’une intelligence distribuée au cauchemar du traçage généralisé, les figures du réseau, du rhizome, du nomadisme, ou encore de la boucle de rétroaction sont autant de métaphores dont il faut aujourd’hui décrire l’efficacité. Les textes et contenus vidéo réunis dans cette section couvrent une période allant des années 1930 à aujourd’hui et offrent un large éventail d’études de cas, depuis la construction historique de ces imaginaires jusqu’aux stratégies alternatives élaborées par des artistes pour échapper à la mainmise des discours dominants et proposer de nouveaux récits, en passant par l’examen de la façon dont les médias catalysent les idéologies ou sont instrumentalisés par celles-ci. Entre ces trois axes, ce sont de multiples usages des nouveaux médias par les artistes qui sont ici décrits et analysés.

André Gunthert effectue une archéologie critique des représentations associées aux mass media dans le monde des idées entre les années 1930 et 1960. Son propos est centré sur le concept d’influence, à travers ce qu’il considère comme trois mirages venant alimenter ce fantasme : l’hypnose, la radio et les images subliminales. Le mythe de l’invisibilité est également abordé par Juliette Bessette qui retrace un pan du récit cybernétique associé aux nouveaux médias aux États-Unis au tournant des années 1960-1970. L’avenir de l’expérience esthétique y est envisagé sans recours nécessaire à des médias matériels, comme étant une pure expérience nerveuse et psychologique. Le médium s’efface derrière la notion d’information reçue par le cerveau. Avec un autre regard sur les imaginaires construits autour des interfaces médiatiques, Bruno Trentini revient sur le mythe persistant de la frontière expérientielle entre réel et immersion. Il démontre l’invalidité de trois paradigmes (ingéniérique, attentionnel et écologique) habituellement mobilisés pour appréhender l’immersion, qu’il propose ainsi de considérer comme une croyance plutôt que comme une expérience. Nelly Quemener explicite, à travers différents exemples, trois concepts issus des Cultural Studies qu’elle présente comme étant des outils permettant de prendre du recul sur la réception des productions culturelles associées aux nouveaux médias (approche par les représentations, par la performance, et par les affects). Mickaël Pierson détaille quant à lui, à partir du travail de l’artiste Francesco Vezzoli, un mode opératoire consistant à utiliser les médias de masse pour tenter de les subvertir. En l’occurrence, ses œuvres prennent des formes caricaturales de productions des médias de masse (bande-annonce cinématographique, publicité). En les rendant visibles dans des expositions, mais aussi dans les espaces de diffusion habituels de ce type de productions, l’artiste entend infiltrer les codes des médias de masse eux-mêmes pour s’en jouer et brouiller les lignes. Comme une antithèse à cette démarche d’usage des stéréotypes, les figures et groupes évoqués par François Aubart sur une autre scène artistique (New York, à la fin des années 1970) utilisent également le pastiche, mais avec des modes de production et de diffusion alternatifs et revendiqués comme tels. Les clichés et les normes des médias de masse sont déconstruits dans une démarche conceptuelle et symbolique. La manipulation des stéréotypes se fait ainsi sans l’appui de compétences techniques : la simplicité de partage et de diffusion des œuvres et performances fait partie du procédé artistique. Dans une optique proche, Dork Zabunyan livre, dans un entretien avec Sara Alonso Gómez et Julie Martin, son observation de différents types d’images produites pendant les Printemps arabes – d’images dites « amateurs » autoproduites et autodiffusées, aux images cinématographiques, dites « artistiques ». L’entretien s’empare de la question des représentations et des mécanismes de pouvoir qui se nouent autour d’elles et identifie deux fonctions majeures des images de lutte : une fonction de synchronisation (savoir ce qu’il se passe) et une fonction de régénérescence des luttes au-delà des soulèvements en cours. Dans leur contribution commune, Sara Alonso Gómez et Julie Martin poursuivent ces thématiques avec l’analyse d’éléments participant à la mise en place d’un régime de « contre-visualité », c’est-à-dire des tactiques employées ou proposées par des artistes afin de contrer les modalités de contrôle ou d’autoritarisme induites par certains médias. Les autrices présentent ces voies alternatives comme un droit à apparaître et à forger d’autres représentations, dans une perspective politique, au sein de régimes hégémoniques de visualité. Dans cette même recherche de résistance face aux enjeux contemporains des médias de masse, l’artiste et chercheur Samuel Bianchini détaille les visées du dispositif interactif « Datarase », qu’il a activé dans le cadre d’un projet mêlant une expérience festive avec des technologies de surveillance. « Datarase », qui consiste en la production de données numériques aussitôt détruites, propose à travers ces deux temps un affrontement, puis un dépassement du mythe de l’immatérialité de l’information et des données. Ce court-circuitage et cet effacement radicaux sont appelés à ouvrir une réflexion d’ordre éthique sur les possibilités d’une décroissance numérique. Enfin, Katja Müller-Helle aborde le thème de la censure technique des images par des dispositifs de modération algorithmique de contenus (notamment par certains GAFAM). Elle revient sur les conséquences de ces décisions numériques sur nos systèmes de valeur et sur la recherche en histoire de l’art.

Ces contributions, réunies dans un but non programmatique, sont autant de points de vue et d’interprétations des imaginaires associés à la diffusion massive d’informations et d’images.

Plaidoyer pour la reconstruction médiarchéologique comme approche complémentaire de conservation des œuvres d’art média-techniques, Morgane Stricot À la poursuite de l’influence, mythologie des mass media, André Gunthert