Plaidoyer pour la reconstruction médiarchéologique comme approche complémentaire de conservation des œuvres d’art média-techniques.

Archéologie des média • Conservation • Duplication • Obsolescence • Matérialité
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Introduction

À cause de l’obsolescence des logiciels et matériels, les œuvres média-techniques1 ont, comparées à d’autres œuvres, une durée de vie courte. Bruce Sterling le fait justement remarquer en 2001 : « Lorsqu’un logiciel se dégrade, il ne se dégrade pas lentement et avec nostalgie comme la peinture. Quand un logiciel se dégrade, il crashe, c’est l’écran bleu de la mort. »2 La conservation-restauration des œuvres média-techniques ne connaît qu’une règle : la proactivité. Il s’agit de bon sens informatique. Plus on attend entre deux efforts de conservation, plus le fossé technologique à combler pour faire fonctionner l’œuvre est grand. Il en résulte une perte des connaissances, des compétences, des personnes et des machines. Afin de maintenir une œuvre au plus proche de sa version initiale, les sauts technologiques doivent être les plus petits et réguliers possible. La perte de la version initiale résultant d’une longue période d’inaction rend tout effort de conservation risqué. Cette inaction conduit inévitablement à une augmentation des risques de discontinuité technologique : c’est-à-dire une incompatibilité entre deux écosystèmes média-techniques qui nous contraint alors à imiter le comportement de l’œuvre avec des technologies contemporaines et donc à la réécrire.

Vidéo 1 America’s Finest,Lynn Hershman-Leeson, 1990-94.

Les artistes ont tendance à pousser les technologies un peu plus loin que ce pour quoi elles ont été conçues initialement. Cette sollicitation crée souvent de l’instabilité qui entraîne un affaiblissement plus rapide des composants matériels. Cette œuvre a été dupliquée à l’identique en 2017 grâce à la collecte de pièces historiques (ordinateur, caméra et écran) et à la refabrication de certains composants matériels (commutateur vidéo) pour nous laisser le temps de créer une version actualisée plus pérenne et adaptée à la routine muséale.
Vidéo 2 Remote Control,Shane Cooper, 1999

En testant les sauvegardes sur l’équipement qui leur a été assigné, nous découvrons parfois des problèmes de licence. L’œuvre de Shane Cooper utilise un logiciel commercial de rendu 3D pour afficher le studio artificiel et le présentateur. Ce logiciel ne peut être utilisé que sur un ordinateur dédié. Le contrat d'acquisition stipule que si nous avions besoin d'une nouvelle licence pour installer l'œuvre sur un autre ordinateur, il nous suffirait de demander à la société et on nous fournirait une nouvelle clé de licence gratuitement. Malheureusement, l’entreprise a fermé ses portes il y a de nombreuses années. Notre solution a été de "pirater" le logiciel afin de procéder à la duplication de l’œuvre. Cette étude de cas a fait l’objet d’une publication : Daniel Heiss, Morgane Stricot, and Matthieu Vlaminck « Open the Museum’s Gates to Pirates: Hacking for the Sake of Digital Art Preservation », In Proceedings of the 15th International Conference on Digital Preservation (IPRES18), New York : ACM, 2018.

Pourtant les œuvres média-techniques ont commencé à disparaître ces dernières années. Que nous n’ayons pas agi assez tôt, ou que nous n’ayons pas donné l’attention nécessaire que requière ce type d’œuvre, le sujet de cette contribution n’est pas d’analyser rétrospectivement ce que nous aurions dû faire. Ma contribution, tirée d’une conférence donnée au Centre allemand d’histoire de l’art le 8 septembre 2020 dans le cadre du sujet annuel 2019-2020 Les arts et les nouveaux médias (XX–XXIe siècle), se concentre sur ce que nous pouvons faire maintenant pour éviter que ces disparitions ne se poursuivent à l’avenir. Toutes les recherches présentées ici sont le résultat du dialogue entre ma pratique de conservatrice-restauratrice au ZKM3, ma pratique artistique au sein du collectif PAMAL_Group4, et mes recherches en art à l’ECOLAB de l’ESAD5. Je voudrais donc préciser que j’utiliserai exclusivement la première personne du pluriel pour parler de ces recherches puisqu’elles sont le fruit d’un processus essentiellement collaboratif.

Les archéologies des média

Les recherches développées au PAMAL et au ZKM tentent d’explorer par la pratique et la théorie de nouveaux modèles de conservation. Nous prônons l’archéologie des média comme une théorie de conservation-restauration des œuvres média-techniques. « Les musées des techniques exposent des machines éteintes derrière des vitrines. Les musées d’art conservent des œuvres mortes »6. Il s’agit du constat que nous faisons à travers la voix d’Emmanuel Guez, co-fondateur de l’unité de recherche PAMAL7 puis de notre collectif artistique PAMAL_Group. Il s’agit pour nous de restaurer les secondes avec les premières. C’est-à-dire d’explorer les possibilités d’une conservation-restauration médiarchéologique.

Contrairement à l’histoire des média qui étudie la succession des média à travers le temps et ses usages, l’archéologie des média, ou les archéologies des média, est une discipline qui cherche le nouveau dans l’ancien en étudiant par exemple comment les inventeur•e•s d’hier imaginaient les média d’aujourd’hui ou en questionnant la matérialité des appareils comme vecteur informationnel. Dans son essai « Les Lumières de l’archéologie des média »8, Yves Citton distingue deux courants qui pourraient être nommés « archéologie psychique » et « archéologie matérielle ». Le premier explore les média imaginaires et cultive un intérêt dix-huitièmiste pour les cabinets de curiosités de l’échec. Des théoriciens et archéologues des média comme Georges Didi-Huberman, Siegfried Zielinski, Erkki Huhtamo ou Eric Kluitenberg se font les défenseurs et les protecteurs des oubliés, des ratés, des alternatives avortées mais surtout des rêves et des désirs impossibles. Selon eux, nous avons beaucoup à apprendre de ces média imaginaires : « Les impasses, les losers et les inventions qui ne sont jamais devenues des produits matériels ont des histoires importantes à raconter. »9 Le deuxième s’intéresse à l’excavation des machines, pour reprendre Yves Citton. Friedrich Kittler, père fondateur de la discipline, Wolfgang Ernst ou encore Matthew G. Kirschenbaum se sont attelés à comprendre comment nos rapports sociaux et même nos archives sont déterminés par nos machines d’écriture. Si l’archéologie des média s’intéresse aux vieilles machines, « elle n’est animée ni de loin ni de près par une nostalgie proustienne ou par un goût gratuit pour la collection. Ce qui occupe les archéologues des média est de comprendre la logique interne des média-techniques en tant que processus. »10

Nous pensons que cette discipline, appliquée à la conservation-restauration, peut être une alternative complémentaire aux champs théoriques actuels de la conservation-restauration, qui sont par ailleurs des théories légitimes que nous voulons enrichir et non combattre. Dans la pratique, nous utilisons les méthodes de duplication et la reconstruction médiarchéologique ou second original afin d’empêcher les versions initiales des œuvres, mais aussi les connaissances qui leur sont associées de disparaître.

Vidéo 3 Die Tafel, Frank Fietzek, 1993

Parfois le processus de migration est progressif et simultané. Cette œuvre, dupliquée en 2018 (moniteur et ordinateur), fonctionnait à l’origine avec des souris mécaniques à boule. Un signal était émis par chacune des deux souris dans l'axe x ou y. Ces souris ont été remplacées par des souris laser après une décision collégiale vis-à-vis de la maintenance de l’œuvre. Les souris à boule se bloquaient, ce qui empêchait fréquemment les visiteur•euse•s d’interagir avec l’œuvre. Ce changement de souris a eu pour conséquence d’ajouter un port USB sur un ancien ordinateur qui n’en était pas pourvu.
4 Wipe Cycle, Frank Gillette et Ira Schneider, 1969

"Wipe Cycle" a été reconstruite par Daniel Heiss en collaboration avec Ira Schneider et Frank Gillette en 2017. La reconstruction a été faite à partir d’archives, de schémas, de dessins et de témoignages. Après une phase intensive de recherche, Daniel Heiss a fait une reconstruction virtuelle du dispositif en construisant un modèle 3D et un schéma de circuit électronique basés sur le comportement décrit et les composants qui existaient au moment de la création. Grâce à cette reconstruction « virtuelle », le dispositif original est désormais parfaitement compris, même si le but n'a jamais été de l'utiliser pour une exposition. En effet, d'après les artistes eux-mêmes, l’installation historique était extrêmement instable. Cette étude de cas a fait l’objet d’une conférence à la Sabancı University Sakıp Sabancı Museum à Istanbul le 13 décembre 2019. La conférence est disponible sur youtube : https://youtu.be/Q7YWC7aTSS0

Théories de la conservation-restauration

En 1963, dans la Théorie de la restauration11, Cesare Brandi opère une distinction entre produits industriels et œuvres d’art.12 Cette distinction est omniprésente dans la théorie de la conservation-restauration depuis l’arrivée des œuvres d’art média-techniques. L’émergence de ces œuvres d’art bouleverse alors la notion même d’objet de conservation, comme toutes les formes d’art qui ont une relation étroite avec l’industrie et la production de masse. Traditionnellement, en conservation-restauration du patrimoine culturel matériel, les altérations concernent les matériaux intrinsèques de l’œuvre. Ce sont des altérations physiques liées au phénomène de dégradation. Pour les œuvres média-techniques, les technologies, sur lesquelles reposent ces œuvres, sont soumises aux mêmes altérations physiques, auxquelles vient s’ajouter une autre menace : l’obsolescence technologique.

Naissent alors dans les années 2000 plusieurs théories de la conservation-restauration orientées « processus » et non plus « objet », faisant apparaître l’art de la performance comme un modèle et une notion d’authenticité plus dynamique, à l’image de la musique. Pip Laurenson, notamment, s’inspire des notions d’œuvres allographiques et autographiques de Nelson Goodman afin d’opérer ce rapprochement avec le domaine de la musique et de la performance13. Tout comme l’approche des médias variables14, ce rapprochement permet de considérer ce type d’œuvre indépendamment de leur contexte technologique. La partition, introduits par Richard Rinehart en 200715, devient le nouveau paradigme pour préserver les œuvres média-techniques.

Ces théories de la conservation-restauration ne considèrent la matérialité que comme un moyen d’activer l’œuvre, de l’interpréter, tout comme un ordinateur interprète le code. Toutes les stratégies des médias variables, tout comme la notion de partition, sont basées sur une approche immatérialiste de l’art et les traitements de conservation tendent donc à assurer la conservation des œuvres par la recontextualisation technologique permanente : la permanence par le changement. Ces stratégies sont légitimes. Le ZKM utilise ces stratégies pour sa collection et surtout ses expositions. Nous ne les remettons pas en cause. Elles sont pragmatiques, efficaces et complémentaires à notre approche.

Si ces méthodes d’actualisation apportent inévitablement des changements au comportement et à l’esthétique des œuvres, ils sont pour la plupart gérables, voire invisibles pour le public grâce à des combinaisons ingénieuses de matériel et de logiciels contemporains. Invisibilisées, ces stratégies ne laissent alors aucune place pour l’historicité et la chronologie, ce qui empêche toute une génération d’artistes contemporains de faire partie de leur propre paysage média-techniques. Et pour cause, le contexte d’une œuvre, qu’il soit technologique, social ou culturel est un repère spatio-temporel qui conditionne notre réception et notre compréhension. La recontextualisation permanente connaît une limite, et cette limite c’est la matérialité, que l’on sacrifie à des fins d’exposition. Une œuvre média-techniques n’est pas immatérielle. Suivant ce constat, ne serait-ce pas cette matérialité qui justement rattache l’œuvre à son contexte technologique (et également social et culturel) et qui serait, de surcroît, porteuse de sens ?

Les archéologies des média s’intéressent justement aux relations et à cette tension entre l’industrie et l’art. Elle ne cherche pas à dissocier l’œuvre du patrimoine industriel, elle étudie ses variations, ses actions de répulsion et d’attraction, son enfouissement puis sa réémergence. Selon Emmanuel Guez, la notion d’écriture originale aurait disparu. En effet sous prétexte que les fichiers informatiques sont reproductibles et qu’il existe une possibilité d’obtenir des effets sensiblement identiques avec différents langages, le code des œuvres est réécrit ou réinterprété pour des raisons de conservation :

Il est vrai que tout programme est réductible à du binaire et, in fine, à des différences de tension électrique, et qu’en ce sens, aucune œuvre n’est en droit obsolète. Mais tout artiste numérique est d’abord l’explorateur de son médium, en l’occurrence le code, le matériel et les réseaux. Les effets sensibles de l’œuvre résultent d’un dialogue entre l’humain et la machine, qui prend trace dans l’acte même d’écriture. Toute œuvre d’art et de littérature numérique est une écriture dont les possibilités sont conditionnées par la machine.16

Une œuvre média-techniques est « le produit d’une relation singulière entre les créations d’un monde industriel [...] et un artiste venu en explorer les effets. »17

L’approche de la préservation au PAMAL consiste donc à aborder la préservation sous l’angle de la matérialité en se plaçant du côté des machines. Nous nous efforçons de ne pas considérer les œuvres média-techniques comme des systèmes de notation au même titre que la danse ou la performance mais comme des témoins d’une pratique artistique façonnée par la technologie disponible au moment de la création. Comparer les œuvres média-techniques à la performance revient à nier la matérialité de l’œuvre mais également sa nature industrielle. Et c’est pourtant cette nature industrielle qui conditionne tout : le rapport entre l’artiste et la machine au moment de la création, l’obsolescence (programmée ou non) des machines ainsi que l’expérience des spectateur·rice·s avec ces machines.

La duplication

Depuis sa création en 1989, le ZKM promeut la conservation des œuvres dans leur environnement technologique historique à des fins d’études et de recherche. Cette approche met en avant l’importance du code en tant que forme d’expression, forme d’écriture, et des machines en tant que témoins des pratiques alternatives employées par les artistes pour détourner l’usage initial de ces technologies. Il donne également l’occasion au public du ZKM d’expérimenter des formes concrètes de média passés en action et fournit aux chercheur•euse•s un point d’entrée dans les études logicielles, les théories des média et l’archéologie des média parmi tant d’autres. PAMAL est venu fonder théoriquement la pratique médiarchéologique du ZKM.

Habituellement, au ZKM, les œuvres sont donc exposées (ou du moins conservées) le plus longtemps possible dans leur environnement technologique historique. Pas nécessairement avec l’ordinateur acquis en même temps que l’œuvre, il peut s’agir du même modèle ou d’un ordinateur de la même période compatible avec l’ensemble du système logiciel et matériel de l’œuvre. De cette façon, aucune modification majeure de l’environnement logiciel et des périphériques n’a besoin d’être apportée afin d’éviter des problèmes d’incompatibilités ou des altérations du comportement de l’œuvre.

Le ZKM applique pour cela la duplication, une méthode de conservation préventive qui consiste à accompagner l’œuvre d’art d’un ordinateur de rechange « prêt à l’emploi » et/ou du matériel/périphérique de rechange si nécessaire (souris, caméra, capteur, écran, moniteur, etc.). Dans la pratique, cela veut dire qu’au lieu de garder les sauvegardes, c’est-à-dire la copie des données propres à l’œuvre, sur des serveurs ou des bandes magnétiques, elles sont implémentées également sur le ou les ordinateurs de rechange afin de créer plusieurs exemplaires identiques et fonctionnels de l’ensemble de l’environnement matériel et logiciel de l’œuvre. Cela implique naturellement d’avoir acquis ces équipements avant leur indisponibilité sur le marché ou sur le marché de seconde main comme ebay.

Vidéo 5 White Devil,Paul Garrin et David Rokeby, 1992.

La reconstruction médiarchéologique a été menée par Morgane Stricot et Matthieu Vlaminck en collaboration avec Paul Garrin et David Rokeby. Une reconstruction actualisée est en cours. La reconstruction réussie de l’œuvre avec les équipements historiques (ordinateur, interface d’analyse vidéo et lecteur de LaserDisc) nous a permis de prendre la mesure des enjeux d’une telle entreprise. David Rokeby, l'ingénieur qui a travaillé avec Paul Garrin, a créé et conçu des logiciels et du matériel informatique sur mesure afin de plier la technologie pour faire ce que le monde industriel n'offrait pas à l'époque. La technologie n'existait pas, alors ils l'ont créée. Cette manière qu’ont les artistes d’imaginer les technologies futures est ce que nous tentions de capturer avec cette reconstruction. Cette étude de cas a fait l’objet d’une conférence à la Sabancı University Sakıp Sabancı Museum à Istanbul le 13 décembre 2019. La conférence est disponible sur youtube : https://youtu.be/ Q7YWC7aTSS0

Comme certaines œuvres ont été acquises dans la jeunesse du musée, avant qu’il n’y ait de stratégie de conservation au sein de la collection, cette duplication est un moyen facile de recueillir les potentielles informations manquantes. Des projets de recherche thématiques sont élaborés autour de ces œuvres afin de glaner et cartographier les communautés de « savoir » encore existantes au sein du ZKM ou, le cas échéant, ailleurs. Ensuite, cela permet d’agir en douceur en cas de panne pendant une exposition. Les équipements en panne sont remplacés par ceux de rechange pendant que le problème est investigué sans contrainte de temps. Cela évite également de découvrir des spécificités matérielles inconnues, des incompatibilités ou des problèmes de licence en testant les sauvegardes sur l’équipement qui leur a été assigné.

La duplication, si elle ne permet pas de conserver une œuvre à long terme, permet de gagner du temps pour créer des versions plus pérennes et adaptées à la routine muséale. Les versions historiques ne sont exposées qu’au ZKM, en raison de leur grande fragilité. Ainsi, à des fins de prêt ou d’exposition, des versions actualisées, également appelées versions d’exposition, sont créées. Grâce à la version historique, les spécificités volontaires et involontaires de l’œuvre sont bien comprises afin que la version actualisée puisse être créée au plus proche possible de la version historique et que les résultats puissent être comparés tout au long du processus. Pour créer une version mise à jour d’une œuvre d’art, aucune documentation ne peut s’avérer plus efficace que l’œuvre historique elle-même. Les deux versions évoluent ensuite parallèlement pendant un certain temps, suffisamment longtemps pour que des retours d’expérience puissent être recueillis afin d’affiner la version mise à jour et lui « faire confiance » lorsque la version historique sera définitivement perdue.

La reconstruction médiarchéologique

Lorsque la version historique est déjà perdue, fortement endommagée ou que les migrations successives n’ont pas fait l’objet d’une comparaison avec l’œuvre initiale, une duplication n’est alors plus possible. Une reconstruction est donc envisagée.

La reconstruction a toujours été l’une des questions les plus controversées de notre domaine. Ses limites et même sa définition ne font pas l’unanimité. Face aux œuvres numériques natives (born-digital) ou média-techniques les théoricien·ne·s ont exploré différentes pistes méthodologiques et les résultats de leurs expérimentations restent anecdotiques et ne font pas l’objet d’un guide méthodologique. On peut tout de même faire ressortir une préoccupation commune à toutes ces explorations : l’impossibilité d’une comparaison avec l’œuvre initiale afin de vérifier la validité de la reconstruction.

C’est pourquoi la reconstruction médiarchéologique est utilisée comme stratégie de conservation complémentaire. Dans les cas où la version historique ne fonctionne plus ou n’existe plus, elle est réparée ou reconstruite avec des pièces détachées historiques. Cette œuvre réparée ou reconstruite est considérée comme un second original. Théorisé par Emmanuel Guez et Lionel Broye, les fondateurs de PAMAL_Group, le concept de second original est défini comme une reconstruction, à des fins d’archivage, produite comme étant la plus proche des conditions matérielles, y compris le matériel, les logiciels et l’expérience des l’utilisateur•rice•s. Il s’agit de reconstituer, même de façon lacunaire, une œuvre avec sa machine d’écriture et de lecture d’origine. Le second original n’exclut ni l’émulation ni la simulation, qui peuvent servir à recomposer telle ou telle partie de l’œuvre. L’objectif de cette archive est de fournir un point de référence et une expérience de première main du fonctionnement et de l’apparence de l’œuvre d’art dans son écosystème historique.

Reconstruire d’anciennes technologies, ou avec d’anciennes technologies, c’est revivre le moment pendant lequel ces technologies étaient nouvelles, avec tout l’imaginaire, les espoirs et la fascination de leur réception que cela implique. C’est l’application directe et expérimentale de ce que Tom Gunning appelle le « re-nouveau des anciennes technologies ». Dans un texte du même nom, Tom Gunning tente d’expliquer « notre fascination pour la redécouverte de la technologie à son point de nouveauté »18. Au lieu d’examiner telle ou telle technologie à son moment d’introduction, il s’agit d’expérimenter son émergence par la reconstruction même de cette technologie. Selon Gunning, la fascination qui entoure l’arrivée d’une technologie est un phénomène instable et temporaire qui s’estompe avec le temps au profit de la banalité, de l’apprentissage puis finalement de l’action (l’abandon de cette technologie pour en créer une nouvelle).

Toute nouvelle technologie a une dimension utopique qui imagine un avenir radicalement transformé par les implications de l’appareil ou de la pratique. [...] Comme le dit Kittler, « ce qui a atteint la page de l’auteur surpris entre 1880 et 1920 au moyen du gramophone, du film et de la machine à écrire – les tout premiers supports mécaniques – équivaut à une photographie spectrale de notre présent comme futur ». Mais c’est précisément ce futur imaginé, qu’il soit catastrophique ou utopique ou les deux, qui ne peut jamais disparaître complètement : il ne peut être qu’oublié dans une certaine mesure.19

Tom Gunning pose alors la question suivante : « la technologie ne retrouve-t-elle jamais quelque chose de son étrangeté20 originelle ? » L’utilisation de cette technologie par les artistes a eu et a toujours pour effet une interruption des modes d’utilisation habituelle et donc une redécouverte (pour l’artiste et le public). La reconstruire, la réparer ou la remettre en marche implique-t-il la même conséquence ?

Remettre en marche les machines, c’est l’objectif que se sont fixés Andreas Fickers et Annie van den Oever à travers un plaidoyer écrit en 2013 dans lequel elle et il défendent une archéologie des média non plus discursive mais expérimentale : « L’archéologie expérimentale des média est motivée par le désir de produire des connaissances expérimentales sur les usages, les développements et les pratiques des média dans le passé. »21. Se concentrant sur une collection d’appareils média-techniques cinématographiques, Andreas Fickers et Annie van den Oever prônent la reconstitution historique comme une approche heuristique sensorielle des pratiques des média anciens. En transformant les « observateur·rice·s » en « expérimentateur·rice·s » grâce à la manipulation réelle des technologies média-techniques passées, les archéologues des média peuvent non seulement étudier les représentations de ces technologies mais aussi les appréhender avec toutes leurs qualités et leurs limites. Après avoir collecté des connaissances tacites sur ces média, ils pourront vérifier par l’expérience l’exactitude de ces connaissances.

La valeur heuristique de ces reconstitutions historiques ne réside donc pas dans la reconstruction (impossible) d’une expérience historique « authentique », mais dans la création d’une expérience sensorielle et intellectuelle qui démontre les différences entre les approches textuelles, visuelles et performatives du passé. En d’autres termes, ce n’est pas tant la « justesse » de ces reconstitutions qui est en jeu, mais leur productivité. On retrouve cette idée de productivité dans la reconstruction chez Nicholas Stanley-Price dans « La reconstruction des ruines : principes et pratiques » : « Le processus de reconstruction peut être un projet de recherche enrichissant, et le bâtiment qui en résulte un outil didactique important pour les visiteurs. [...] Le processus même de recherche, d’essai et de construction conduit infailliblement à une meilleure compréhension du passé par les spécialistes. »22

Voir d’ancien média en action est une chose, les recréer de ses propres mains en est une autre. Lionel Broye parle alors d’expérience de conception : « [...] l’expérience de conception permet de prendre la mesure des variations technologiques et des phénomènes d’obsolescence en mobilisant des achats de pièces, de logiciels et des connaissances en langages informatiques. Lors de cette réalisation, la fabrication d’un second original refait l’expérience initiale de la conception et éprouve ainsi les ruptures et incompatibilités prévues et imprévues tout en conservant l’intégrité de l’œuvre considérée. »23

Tendance à l’enfouissement

Les pratiques actuelles, maintenant acquises, d’actualisation des composantes technologiques sont un processus continu qui résulte presque toujours par une réinterprétation de l’œuvre suite à des ruptures technologiques ou à un manque d’information ou de compréhension de l’œuvre initiale. Il s’agit de refaire une œuvre en adaptant non seulement son médium mais aussi ses possibilités esthétiques ou techniques à son nouveau contexte technologique. Il s’agit de reconstruction contextuelle, on cherche quelle technologie contemporaine est l’équivalent conceptuel de la technologie ancienne. Si l’artiste connaissait des limites dans son système liées au temps de production, elles sont supprimées par les améliorations qu’apportent les technologies actuelles.

Le but de la reconstruction médiarchéologique n’est pas de trouver l’équivalent commercial pour « remplacer » l’ancienne technologie ni de l’améliorer. Si la technologie actuelle ne nous permet pas de reproduire les effets initiaux de l’œuvre, nous trouverons de nouvelles façons de reproduire ces effets, en construisant de nouvelles « anciennes » machines.

Si la reconstruction médiarchéologique est utile pour comprendre autant que possible la configuration initiale, la migration d’une partie de l’écosystème média-techniques est nécessaire pour trouver une solution plus durable et exposable. Mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il faut effacer le passé. Si nous choisissons de remplacer certains composants logiciels et matériels, ceux-ci ne doivent pas interférer avec le reste des équipements média-techniques historiques. Ensuite, en respectant le principe de réversibilité qui régit notre pratique de la conservation-restauration, l’actualisation doit être lisible. Nous sommes capables à terme de lire dans le code moderne, comment le système initial fonctionnait, et donc le préserver pour l’avenir. Cette traduction explicite n’est possible que si elle est basée sur une reconstruction médiarchéologique de l’œuvre d’art plutôt que sur l’interprétation du comportement de l’œuvre d’art.

La théorie de la réinterprétation est une théorie fonctionnaliste. Sous prétexte de vouloir préserver l’accessibilité de l’œuvre, elle se fait la complice discrète de la course à l’innovation et aux profits commerciaux. Nous ne cherchons pas à deviner à quoi aurait ressemblé l’œuvre si les artistes avaient eu accès aux technologies contemporaines, mais nous cherchons à comprendre s’il est possible de reconstruire d’anciennes technologies ou en tout cas ses effets avec de nouvelles. Pourquoi courir après l’innovation alors que nous n’avons même pas encore pris la mesure de celles qui sont apparues dans le passé ?

Une réinterprétation contextuelle ne servirait qu’à enterrer des connaissances qui n’ont pas encore été assimilées. Il nous semble que la réinterprétation ne fait que créer de nouvelles connaissances sans se préoccuper de conserver les anciennes. Plus que cela, la réinterprétation ne se pose même plus la question des possibilités d’émergence et de déchéance de certains média, elle prend ce qui est accessible à l’instant t, elle s’approprie au lieu de se réapproprier : ce qui empêche toute possibilité d’étudier les limites des média passés mais surtout des média présents. À l’image de Siegfried Zielinski qui cherche le nouveau dans l’ancien (au lieu de l’ancien dans le nouveau), nous cherchons quelles sont les connaissances qui sont pour nous nouvelles dans les anciennes technologies en les reconstruisant.

David Link, artiste et archéologue des média, aborde dans son ouvrage Archéologie des artéfacts algorithmiques ce qu’il appelle la tendance à l’enfouissement : « En raison de leur grande complexité et de leur caractère totalement arbitraire, les technologies et les langages utilisés deviennent inintelligibles et se perdent à un rythme extrêmement rapide. »24 Selon lui, la reconstruction de ces technologies afin de les faire fonctionner à nouveau permet de les soumettre à une analyse efficace et de faire ré-émerger les ressources et connaissances théoriques nécessaires à leur compréhension.

Conclusion

Si la reconstruction médiarchéologique n’est pas praticable en milieu muséal, elle a l’avantage de préserver non seulement des œuvres mais également des connaissances et c’est sur ce point que réside l’intérêt de cette méthode complémentaire. La duplication et la reconstruction au ZKM se sont avérées utiles pour les ingénieur·e·s et technicien·ne·s ainsi que les chercheur·euse·s. De nombreuses œuvres de la collection ont fait l’objet de réparation ou de reconstruction partielle avec des pièces de rechange afin de les maintenir dans leur environnement d’origine. Ceci nous a permis de faire l’expérience de la conception originale et en apprendre plus sur les techniques et méthodes utilisées par les artistes pour détourner les technologies, voir en créer de nouvelles.

Les vingt ans d’expériences et ce savoir-faire unique des équipes du ZKM, primordiaux pour les futures présentations et restaurations de la collection, doivent être transmis de génération en génération. Le ZKM a commencé à collecter et à produire des œuvres d’art média-techniques en 1989. À cette époque, il n’existait pas d’approche standardisée pour la gestion de telles collections. La conservation était principalement assurée par des spécialistes ayant des connaissances très spécifiques de certaines œuvres d’art média-techniques de la collection. Le ZKM s’efforce depuis des années de transférer ces connaissances, réparties entre de nombreuses personnes, des années de communication interne par courrier électronique et des documents imprimés dispersés dans différents endroits. Pour cela, nous avons mis en place un Media Wiki, une plateforme collaborative qui permet à tous les membres de l’équipe de centraliser toutes ces informations. Grâce à une équipe interdisciplinaire, mais surtout intergénérationnelle engagée et ces nouvelles méthodes complémentaires, le ZKM comble les lacunes en matière de documentation pour les 169 œuvres d’art sur ordinateur et la centaine de sculptures et d’installations vidéo de sa collection.

Avec mes collègues, nous apprenons à utiliser d’anciens ordinateurs ou d’anciens logiciels avec l’aide de communautés de savoir existantes au ZKM ou sur Internet. Nous ne redécouvrons pas, nous découvrons. Nous apprenons des nouveaux langages et systèmes apparus il y a 40 ans. Depuis quelques années, les ruptures technologiques sont de plus en plus fréquentes, rapides et destructrices. En 2015, la NASA lançait un appel au public à la recherche d’un programmeur ou d’une programmeuse capable de coder en assembleur et en Fortran pour continuer de maintenir les sondes Voyager 1 et 2.

Il s’agit d’une course contre la montre pour la transmission de connaissance, une lutte contre l’enfouissement.

Homes for America et Hotel Palenque : diapositive, oralité et circulation des images chez Dan Graham et Robert Smithson, Ariadna Lorenzo Sunyer Introduction de la section 2, Sara Alonso Gómez, François Aubart, Juliette Bessette et Julie Martin