Homes for America et Hotel Palenque : diapositive, oralité et circulation des images chez Dan Graham et Robert Smithson
Évoquant ses souvenirs sur sa collaboration avec Robert Smithson, l’artiste Mel Bochner souligne la forte présence des diapositives dans le champ artistique en 1966 :
Aux jours heureux de l’été 1966, Bob [Smithson] vivait dans le West Village et, moi, je sous-louais un appartement uptown, dans le nord de Manhattan. Nous nous retrouvions souvent pour déjeuner dans un boui-boui en face du Musée d’Histoire naturelle. Un jour, comme tout jeune artiste qui se respecte, nous étions en train de rouspéter contre les marchands d’art, déplorant le fait qu’il était impossible de les faire se déplacer jusque dans les ateliers. Ils avaient tous le même refrain à la bouche : « Envoyez-moi simplement quelques diapositives de votre travail. Notre raisonnement fut alors le suivant : si personne ne voulait voir autre chose que des diapositives, lesquelles n’étaient déjà qu’une forme de reproduction, était-il encore nécessaire de faire des œuvres réelles ? Autrement dit, pourquoi se soucier de la production quand on pouvait passer directement à l’étape de la reproduction ? Et ne pourrait-on pas ainsi profondément subvertir le système du marché et de la commercialisation qui tenait les artistes dans un étau d’airain ?1
Cette conversation motive la création du Domaine de la Grande Ourse, une œuvre consistant en la publication en septembre 1966 d’un article écrit par Bochner et Smithson sur les planétariums dans le magazine d’art Art Voices2. Le Domaine de la Grande Ourse devient ainsi un des premiers travaux artistiques basés principalement sur l’écriture et exploitant les revues d’art comme une nouvelle plateforme de présentation pour les artistes.
Cette anecdote raconte les coulisses de cette œuvre commune, mais elle rend également visible l’importance de la diapositive dans le milieu artistique états-unien dans les années 1960 et 1970, à savoir sa forte incidence dans la production et la circulation de l’art. Cet article analyse le rôle de la diapositive dans le développement de nouvelles pratiques artistiques fondées sur l’oralité et l’écriture et la création de réseaux d’artistes et circuits d’images dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis. Il s’agira notamment d’étudier l’impact de la diapositive aussi bien sur la circulation entre médias que sur la circulation entre les espaces géographiques, pour les artistes comme pour les œuvres.
Pour ce faire, nous nous baserons sur une analyse génétique de Homes for America (1966-1989) de Dan Graham et Hotel Palenque (1969, 1972) de Robert Smithson, deux œuvres composées par des diapositives. La critique génétique, issue des études littéraires, s’intéresse aux différents moments d’un processus créatif d’une œuvre. L’étude des genèses photographiques invite donc « à se pencher sur les repérages, les déplacements, les mises en scène, les dispositifs, les gestes des auteurs, les interventions préalables à l’œuvre achevée. Elle remonte le plus loin possible dans l’avant-image, retrace au mieux les processus de création » 3. À partir de ces exemples, cet article essayera d’expliciter, d’abord, pourquoi la diapositive se trouve, à cette époque, au carrefour des arts et des médias et, ensuite, comment, depuis cette position intermédiale, la diapositive contribue à l’essor de nouvelles pratiques fondées sur l’oralité et l’écriture, qui vont encourager une mobilité accrue des artistes et des œuvres.
La photographie pour tous : l’âge d’or de la diapositive
À la fin des années 1960, lorsque Graham et Smithson créent Homes for America et Hotel Palenque, la projection de diapositives fait partie de la vie quotidienne. Comme le signale la spécialiste de la photographie couleur Nathalie Boulouch4, la corrélation de l’invention de l’appareil « Instamatic , les films inversibles perfectionnés Kodachrome et Ektachrome et la commercialisation des projecteurs circulaires automatiques font que la projection de diapositives entraîne l’explosion de l’amateurisme photographique5. D’une part, l’Instamatic, lancé par Kodak en 1963 aux États-Unis au prix modique de 16 $, incorpore de nombreuses améliorations techniques le rendant très facile à utiliser6. Il devient ainsi l’un des préférés des amateurs, vendu à plus de cinquante millions d’exemplaires entre les années 1963 et 1970. Les images prises avec un Instamatic – et sur les films Kodachrome – sont facilement transformées en diapositives dans les laboratoires Kodak7. D’autre part, une nouvelle génération de projecteurs, représentée par le célèbre « Carrousel de Kodak, voit le jour dans les années 1960. Avec une haute fiabilité opérationnelle, ces appareils perfectionnés permettent de projeter un grand nombre d’images de façon automatisée8. Grâce à ces multiples inventions et améliorations techniques, la diapositive envahit ainsi rapidement les différentes sphères de la société. Dans les entreprises, on s’en sert pour présenter de nouveaux produits et projets ; dans les maisons, pour raconter les dernières vacances à des amis et à la famille ; dans les universités et écoles, pour illustrer les discours des enseignants.
La diapositive conquiert aussi complètement le monde de l’art. En effet, pendant ces décennies, les artistes s’en servent pour documenter leurs pratiques et les présenter autant à des marchands et galeristes – comme l’évoque la citation de Bochner plus haut – qu’à des amis dans des soirées, à des étudiants dans des cours d’art et au grand public dans les auditoriums des musées9. La diapositive se répand également fortement dans les institutions muséales et d’enseignement artistique supérieur. Dans les années 1970, la plupart des universités, des écoles d’art et des musées états-uniens bénéficient de riches collections d’images et de salles de cours et d’auditoriums équipés de multiples dispositifs audiovisuels, parmi lesquels des projecteurs de diapositives.
Cependant, les usages de la diapositive ne se limitent pas à la documentation d’œuvres et l’enseignement de l’histoire de l’art et de l’architecture. Pendant ces décennies, certains artistes tels que Smithson et Graham les utilisent aussi comme médium artistique. Bochner affirme ainsi : « Nous voulions tous faire des choses différentes. Le fait que la diapositive ait un aspect dénigré la rendait plus acceptable 10. Profitant de la vulgarisation des techniques et dispositifs photographiques, ces artistes, explique Boulouch, « s’emparent de la diapositive pour les mêmes raisons qui la font dénigrer par le milieu photographique : […] pour sa non-valeur esthétique qui en fait un médium à contre-courant des modèles dominants 11. En effet, à cette époque, la diapositive est associée à la photographie couleur depuis la fin des années 1930 et, par conséquent, à l’amateurisme et la publicité12. Contrairement à la photographie en noir et blanc, qui dans les années 1960 et 1970 est exposée, achetée et collectionnée, à travers la mise en place d’un premier réseau de galeries spécialisées et entièrement centrées sur le commerce du tirage papier, la photographie couleur ne jouit pas d’une reconnaissance esthétique au sein du milieu photographique et donc la diapositive, seulement visible sous le flux lumineux, encore moins13.
Les avantages économiques, les facilités techniques et le régime de références visuelles et culturelles propre à la diapositive contribuent donc à susciter, au tournant des années 1960 et 1970, l’intérêt de nombreux artistes états-uniens pour ce médium14. Dans ces décennies, la diapositive devient ainsi un moyen pour expérimenter et produire des pratiques artistiques en dehors du marché de l’art et des musées.
Les vies multiples de la diapositive : reproduction et intermédialité
La clé pour comprendre pourquoi, pendant ces décennies, la diapositive se trouve au carrefour des médias réside dans sa relation complexe avec la reproduction. La diapositive est, en fait, intrinsèquement liée à la reproduction, peut-être plus que n’importe quel autre médium photographique. Premièrement, la diapositive consiste elle-même en une reproduction d’une image sur film, fruit d’un processus photomécanique. Deuxièmement, comme le souligne Boulouch, la diapositive n’est réellement visible que lorsqu’elle est traversée par un flux lumineux puissant15. Bien qu’elle puisse être identifiable sur une table lumineuse ou dans une visionneuse à diapositives, elle ne peut être proprement vue que lorsqu’elle est projetée sur une surface à grande échelle. Elle dépend donc entièrement de la reproduction, une condition qui en fait une image foncièrement éphémère. Troisièmement, la diapositive devient également un des meilleurs supports pour la reproduction photomécanique d’images en couleur sur papier. En effet, grâce au lancement de différents procédés tout au long des années 1940, elle garantit un rendu plus naturel des couleurs à des coûts abordables, un potentiel notamment exploité par l’industrie publicitaire16.
Sans cesse remise en jeu à travers un projecteur ou sur papier, la diapositive se caractérise donc par sa propension à avoir des vies multiples – un phénomène nommé « transfert dans les études de l’intermédialité17. À travers le concept du transfert, explique l’historien du cinéma Rémy Besson, l’intermédialité peut tenter de faire comprendre « la manière dont une forme singulière est liée à d’autres qui lui sont contemporaines ou antérieures »18, autrement dit les interactions diachroniques entre différents dispositifs.
Chaque reproduction d’une diapositive génère une expérience singulière, une situation toujours renouvelée par un endroit et un moment précis, face à de nouveaux spectateurs : que la diapositive puisse être reproduite de façon simple, rapide et économique facilite ainsi le fait qu’elle s’intègre dans des dispositifs divers – autrement dit qu’elle soit « transférée » d’un médium à un autre. Nous pouvons ainsi affirmer que les images provenant des diapositives « accumulent » en quelque sorte des « expériences » différentes, issues de chaque reproduction. Les processus créatifs de Homes for America et Hotel Palenque sont des très bons exemples de ce phénomène.
À l’été 1965, équipé de son Instamatic, Dan Graham prend des photos de quartiers périurbains du New Jersey, Bayonne, Trenton et Jersey City (fig. 1 & 2)19. Entre 1966 et 1967, il présente ces images sous la forme d’une projection de diapositives intitulée Project Transparencies au moins en trois occasions. La série est d’abord montrée au Contemporary Study Wing, Finch College Museum of Art à New York dans le cadre de l’exposition collective Projected Art (fig. 3), composée de diverses pratiques basées sur la projection20. Elle fait ensuite partie de Focus on Light, une exposition collective sur le traitement de la lumière au XIXe et XXe siècle au New Jersey State Museum and Cultural Center à Trenton21. Enfin, Graham présente ces images dans une soirée (à la date précise inconnue) entre amis artistes dans le loft de Robert Smithson et Nancy Holt22. Organisés régulièrement, ces événements informels permettent au cercle d’amis de Smithson – parmi lesquels Flavin, Bochner, LeWitt et Graham – de se rencontrer et de présenter leurs derniers travaux dans une ambiance décontractée23. Cependant, ce n’est qu’à partir de la publication de certaines de ces images dans l’article « Homes for America: Early 20th-century Possessable House to the Quasi-Discrete Cell of ’66 » dans Arts Magazine que ce projet devient célèbre, prenant rapidement le titre générique Homes for America24(fig. 4 & 5). Entre 1967 et 1978, le texte de cet article est reproduit avec d’autres images de la série dans de multiples catalogues et revues d’art, avec quelques variations dans la mise en page et les techniques reprographiques25(fig. 6). Avec Le Domaine de la Grande Ourse, cette œuvre fait partie des exemples pionniers du texte comme médium artistique et devient ainsi une icône de l’art conceptuel.
L’histoire d’Hotel Palenque montre une tout autre utilisation des diapositives avec un résultat final très différent. Au printemps 1969, lors d’un voyage au Mexique, Smithson photographie avec son Instamatic un hôtel délabré ayant passé par de multiples cycles de reconstruction et déconstruction26. Fin janvier 1972, se trouvant à l’Université d’Utah (Salt Lake City) en tant que professeur invité dans le département d’architecture, il présente aux étudiants et étudiantes trente et une diapositives de cet hôtel dans une conférence illustrée de quarante-deux minutes intitulée « Hotel Palenque . Dans cette conférence, inspirée de la tradition des conférences illustrées, typiques de l’éducation artistique, mais aussi du récit de voyage exotique, Smithson analyse de façon humoristique ce lieu « non architectural et présente ses idées sur l’entropie et le paysage culturel. Nous ne savons malheureusement pas si les diapositives sont montrées dans d’autres occasions avant 1972. Il semble pourtant hautement improbable que Smithson prenne les photos en 1969 et ne les touche que lors de cette conférence. Cette hypothèse est renforcée par la consultation des archives de l’artiste, où certains documents prouvent qu’avant 1972, Smithson a l’habitude de montrer des diapositives dans ses conférences27. Il est ainsi tout à fait concevable d’imaginer qu’avant sa conférence, l’artiste projette les diapositives de son voyage au moins une fois dans son propre appartement pour les organiser dans l’ordre correct. Quant aux possibles transferts de cette conférence sur papier, aucune source d’information ne sous-entend que Smithson, mort en juillet 1973, seulement quelques mois après son séjour à Utah, a prévu de présenter ces images sous une autre forme. Exposé au Guggenheim Museum depuis 1999 en tant qu’ensemble audiovisuel composé de la projection de diapositives et l’enregistrement de la voix de Smithson (fig. 7), Hotel Palenque est souvent décrit comme étant « à la croisée du récit de voyage, une conférence d’artiste et une performance 28.
L’analyse génétique de ces œuvres révèle que, par ses liens complexes avec la reproduction, la diapositive entraîne des changements profonds transformant les rapports entre discours et image. Dans le contexte créatif des œuvres, l’interaction entre ces deux éléments, autant à l’écrit qu’à l’oral, se caractérise habituellement par une prédominance du discours sur l’image, autrement dit les images accompagnant simplement le discours. En effet, les auteurs des articles publiés dans les revues et journaux d’art états-uniens des années 1960 et 1970 illustrent leurs textes afin de les rendre plus attirants à l’œil du public et exemplifier aussi leurs arguments. De la même façon, dans le cadre éducatif, lors des cours et conférences, les professeurs des universités états-uniennes utilisent normalement la projection d’images pour faciliter la compréhension de leurs idées auprès de l’auditoire.
Homes for America et Hotel Palenque proposent une tout autre sorte d’interaction entre discours et image. Dans le premier cas, Graham ne produit son discours qu’après avoir pris et projeté les photos. Autrement dit, le discours vient à la fin du processus créatif. De plus, dans cette œuvre, les images ne viennent pas simplement illustrer le discours, mais elles dialoguent avec lui d’égal à égal. En fait, la reproduction de diapositives joue dans ce cas un rôle très fort dans le discours de Graham : le texte de l’article Homes for America met en relief le caractère répétitif de l’architecture périurbaine états-unienne29. La reproduction en continu d’images de maisons semblables crée un effet de sérialité, qui a probablement inspiré Graham pour l’écriture de son texte30. Quant à Hotel Palenque, les images ne semblent pas avoir eu de vie publique attestée sans le discours. Cependant, la reproduction des images diapositives semble aussi avoir une certaine influence dans la construction du discours de Smithson. L’effet de récit de voyage sur lequel se base la conférence de Smithson Hotel Palenque peut, en fait, être interprété comme issu du besoin des projections d’images d’être articulées comme une narration, comme c’est le cas dans le cinéma.
Ce bouleversement des rapports entre discours et image permet à la diapositive de se positionner entre différents médias – autrement dit, d’atteindre un statut intermédial – et de s’intégrer à des dispositifs divers, connectant directement l’oralité et l’écriture et indirectement le cinéma, la photographie, l’architecture et la performance. En effet, les diapositives de Homes for America prennent deux formes distinctes : d’abord, la projection dans les cas des deux expositions et de la soirée chez Smithson et Holt et, ensuite, l’article illustré, décliné en plusieurs variantes, abandonnant ainsi leur passé de projection et leur nature événementielle et éphémère. Dans Hotel Palenque, les diapositives se métamorphosent en conférence d’artiste, renouvelant la tradition orale de l’éducation à l’histoire de l’art et de l’architecture et se raccordant en même temps avec les performances d’amis de Smithson31. Rejetant le transfert sur le papier, cette œuvre est conditionnée par sa nature éphémère et, afin d’exister, elle reste donc condamnée à sa reproduction en continu, une caractéristique la rapprochant des pratiques cinématographiques.
Cette exploration de la diapositive en tant que médium de reproduction d’images s’inscrit alors dans un intérêt plus vaste des artistes états-uniens pour la reproduction, touchant notamment la photographie et le cinéma. En 1971, dans son article « Art through the camera’s eye , Smithson relate tout l’intérêt qu’il retire de la reproduction par rapport aux appareils photographiques et aux caméras de ses pairs :
There is something abominable about cameras, because they possess the power to invent many worlds. As an artist who has been lost in this wilderness of mechanical reproduction for many years, I do not know which world to start with. I have seen fellow artists driven to the point of frenzy by photography. Visits to the cults of underground filmmakers offer no relief. […] Cameras have a life of their own. […] They are indifferent mechanical eyes, ready to devour anything in sight. They are lenses of unlimited reproduction32.
Homes for America et Hotel Palenque se basent donc sur la reproduction d’images et non pas sur la production d’un objet. Si ces œuvres se fondent bien sur des objets produits – les diapositives sont des impressions sur un support transparent inséré dans un élément en plastique –, elles n’impliquent pas la création d’un objet, tel qu’un tableau ou une sculpture, comme « résultat final » d’un processus. Ces œuvres reposent sur la reproduction d’images, ce qui explique qu’elles puissent prendre plusieurs formes et que leurs processus créatifs soient donc si longs et difficiles à décrire.
Par leur nature immatérielle, évanescente et changeante, ces œuvres participent ainsi à la « dématérialisation » de l’art théorisée en 1973 par la commissaire et historienne de l’art Lucy Lippard dans son livre Six Years: the Dematerialisation of the Art Object from 1966 to 1972. En effet, elle définit ce phénomène de la façon suivante : « un processus de dématérialisation, désaccentuation de l’aspect matériel (à savoir, l’originalité, la pérennité, la beauté décorative, etc.) 33.
Nouvelles pratiques au carrefour de l’écriture et l’oralité : la conférence d’artiste invité
L’analyse de Homes for America et Hotel Palenque montre que, dans sa position intermédiale, la diapositive navigue entre l’oralité et l’écriture et contribue ainsi au développement de pratiques artistiques inédites aux États-Unis. Elle participe aussi à la création de circuits alternatifs de l’art. D’une part, le transfert sur papier de Homes for America signifie conséquemment l’adoption des revues et magazines d’art états-uniens, traditionnellement réservés à la critique, la théorie et l’histoire, en tant que nouvelle forme d’exposition et de diffusion. Dans les années 1960 et 1970, l’écriture et le support imprimé sont considérés par les artistes comme des alternatives idéales pour présenter et diffuser de nouvelles pratiques34. Dès 1973, Lippard remarque le potentiel des revues et livres d’art comme de possibles dispositifs contre-culturels35. D’autre part, pendant ces mêmes décennies, les conférences jouent également un rôle déterminant, même s’il est méconnu, en tant que médium d’exposition, de diffusion et de création de l’art aux États-Unis.
Lorsque Smithson présente Hotel Palenque à l’Université d’Utah, les conférences données par des artistes invités font déjà partie des événements régulièrement organisés dans les institutions d’enseignement artistique supérieur des États-Unis et du Canada. En effet, dès la fin des années 1960, dans un contexte de réforme éducative, les universités et écoles d’art de ces pays mettent en place les « programmes des artistes invités – en anglais, visiting artists programs. Elles y invitent des artistes externes à donner des ateliers et des conférences, mais aussi à développer dans ce cadre des projets à moyen terme36. Par son originalité et son ampleur, un des programmes les plus emblématiques est celui du Nova Scotia College of Art and Design (Halifax, Canada), auquel participe entre 1967 et 1970 un grand nombre d’artistes, tels que Robert Barry, Mel Bochner, Jan Dibbets, Douglas Huebler, Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Hollis Frampton, Carl Andre, Allan Sekula, Yvonne Rainer ou Lawrence Weiner, connus à l’époque dans le cadre des pratiques minimales, postminimales et conceptuelles37. Graham et Smithson y prennent part à plusieurs reprises38.
De tels programmes contribuent à faire sortir les artistes États-Uniens de la capitale new-yorkaise de l’art pour les amener à voyager dans des zones reculées du pays – tels que le Midwest, les Great Plains et le Out west – et à réinventer les rapports entre les universités, les écoles d’art et les créateurs contemporains, mais aussi entre le centre et la périphérie. Si les conférences d’artistes invités existent aux États-Unis déjà bien avant les années 1960, ces programmes institutionnalisent, régularisent et surtout décentralisent ces événements. Ces programmes participent, en fait, à la transformation des universités états-uniennes en « mécènes et scènes artistiques 39. Singerman signale que de nombreuses pratiques artistiques de cette époque ne peuvent pas voyager seules – c’est-à-dire, sans l’artiste – du studio à la galerie ou au musée, ni être achetées ou vendues facilement, puisqu’elles ont besoin d’être lues, projetées ou installées, et expérimentées personnellement par le public. Ces œuvres doivent, en fait, une grande partie de leur développement au soutien universitaire, qui leur apporte l’équipement audiovisuel, l’espace et le public nécessaires pour exister. À partir de ce double rôle de mécène et de scène pour les arts, les universités, autant celles des côtes Est et Ouest que celles de l’intérieur du pays, établissent des nouveaux liens avec la communauté artistique et collaborent directement avec elle dans l’organisation d’activités diverses.
La mise en place de ces programmes et l’essor des conférences d’artistes invités aux États-Unis et au Canada participent donc à la « dématérialisation » de l’art constatée par Lippard. D’après elle en effet, l’une des conséquences directes de ce phénomène est la décentralisation de l’art et la nouvelle mobilité de l’artiste et de ses œuvres sous forme de diapositives – principes fondateurs des programmes d’artistes invités et des conférences :
One of the important things about the new dematerialised art is that it provides a way of getting the power structure out of New York and spreading it around to wherever an artist feels like being at the time. Much art now is transported by the artist, or in the artist himself, rather than by watered-down, belated circulating exhibitions or by existing information networks such as mail, books, telex, video, radio, etc. […]40
Il convient ici de préciser que les concepts de dématérialisation et décentralisation de l’art de Lippard sont construits dans un contexte états-unien et s’appuient surtout sur des exemples états-uniens et européens, malgré la volonté englobante de l’auteur, qui soutient l’extension de ces notions aux pratiques artistiques des différents pays et continents41. Ces notions décrivent donc fondamentalement une réalité artistique occidentale – notamment états-unienne – avec des hommes blancs comme protagonistes. Ainsi, bien que la décentralisation de l’art telle qu’elle est décrite par Lippard contribue au bouleversement des rapports entre le centre et la périphérie, ce processus a principalement lieu au sein des États-Unis, avec peu de conséquences dans les rapports Nord-Sud.
Le voyage et l’itinérance jouent un rôle très important dans le travail de Smithson et dans sa diffusion42. Ils sont inscrits à la fois dans la genèse d’une grande partie de ses œuvres (il voyage aux États-Unis et dans d’autres pays, notamment le Mexique pour le cas d’Hotel Palenque) et dans leur diffusion à travers la conférence. Cette conjonction de deux itinérances marque d’ailleurs une tradition longue des conférences illustrées, notamment à travers les tournées de conférenciers spécialistes du travelogue au tournant du XXe siècle43.
Smithson est, en fait, un conférencier itinérant avéré. Plus encore que Graham, dont la pratique de la conférence reste mal connue44, Smithson est très souvent sollicité par de multiples institutions états-uniennes au point que, depuis 1966, il se définit lui-même en tant qu’« artiste et conférencier dans sa déclaration d’impôts45. Répondant à l’invitation de l’Université d’Utah en 1972, il donne une longue liste des lieux où il a auparavant enseigné et donné des conférences :
I have never accepted a teaching position, but have been asked to teach at Hunter, Columbia, University of California […], MIT and NYU. I have lectured extensively and participated in many symposiums. The following is a sample of the places where I have spoken: Yale, Cornell, Hunter, Columbia, Kent State, Chicago Institute of Art, NYU, California Institute of Art, Whitney Museum and studio visits for the NY State Council of Arts46.
La correspondance entre l’artiste et ces institutions montre que, dans ses conférences, il accompagne souvent son discours d’une projection de diapositives, bien qu’il soit pratiquement impossible de déterminer exactement les occasions et les images concernées. Par exemple, dans une lettre du 22 octobre 1969 à Smithson, Susanne O’Keefe, architecte enseignante à l’Université de Columbia, évoque les conférences de Smithson du printemps 1969, où il aurait montré des diapositives du Yucatán – prises lors du même voyage au Mexique que celles d’Hotel Palenque47. Dans d’autres lettres, on lui demande d’apporter et de montrer ses diapositives, des requêtes manifestement fondées sur la réputation de ses multiples présentations48. Hotel Palenque n’est donc pas seulement un récit de voyage, c’est aussi une performance basée sur les sept ans d’expérience de Smithson comme conférencier, comme présentateur de son propre travail et de ses idées par la voix et par l’image. Cette œuvre, que l’on peut ainsi qualifier d’autoréflexive, s’inscrit dans un intérêt de différents artistes proches de Smithson, tels que Robert Morris et même Dan Graham, pour le recours à la parole et à la performance49. Inaugurées dans les années 1950 par John Cage notamment et développées tout au long des années 1960 et 1970, ces pratiques, identifiées de nos jours sous la catégorie de « conférence-performance , analysent et explorent le langage, les rapports entre le discours, l’orateur et le public et le développement du savoir50. Mais elles mettent également en jeu une nouvelle mobilité de l’artiste-performeur et des œuvres qu’il transporte par sa seule présence.
Conclusion
D’après l’historienne de l’art Ann Reynolds, trois conditions permettent d’interroger la situation de la culture états-unienne au tournant des années 1960 et 1970 : le support imprimé, le voyage et la culture cinématographique new-yorkaise (cinéma underground, cinéma d’art et d’essai et films de série B)51. Nous proposons l’ajout de la diapositive à cette liste, en ce qu’elle participe, en fait, à ces trois conditions. Premièrement, en illustrant des articles dans les revues d’art et en renversant les codes établis entre texte et image, la diapositive promeut le développement du support imprimé comme médium de présentation et diffusion de l’art. Deuxièmement, profondément liée à la photographie amateur et donc au voyage, la diapositive permet aux artistes de documenter les sites et les expériences rencontrées loin de la capitale new-yorkaise, comme le fait Smithson au Mexique, mais aussi à simplifier la présentation des œuvres en dehors des ateliers, encourageant ainsi la mobilité de l’artiste et la décentralisation de l’art. Enfin, comme nous l’avons vu plus haut, à travers la projection, la diapositive fait partie intégrante de la culture cinématographique new-yorkaise. Le rôle des diapositives dans le développement du champ artistique au tournant des années 1960 et 1970 mérite donc une révision profonde.
Au long de cet article, l’analyse génétique de Homes for America et Hotel Palenque a permis de constater que la diapositive, longtemps négligée par sa nature immatérielle et dénigrée par sa trivialité, joue en réalité un rôle crucial dans l’intermédialité au tournant des années 1960 et 1970 aux États-Unis. À partir de multiples utilisations dans des dispositifs différents, elle établit un dialogue complexe entre l’oralité, l’écriture, le cinéma, la photographie, l’architecture ou encore la performance. Pendant ces décennies, ces échanges intermédiaux impulsés par la diapositive contribuent au bouleversement de la production et la circulation de l’art et au développement de nouvelles pratiques artistiques, réseaux d’artistes et circuits d’images aux États-Unis.