Aux bords de l’immersion. Entre esthétique de l’occultation et éthique de l’inconséquence

Esthétique • Immersion • Approche écologique • Perception • Adaptation
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La popularisation des nouveaux médias et des nouvelles techniques numériques en général s’est accompagnée, dans l’opinion commune, de l’idée que leur utilisation coupait du vrai monde1. Cette crainte est justement l’occasion de repenser la conception même de la réalité à la suite de l’essor des pratiques numériques. Pourquoi en effet ne pas considérer que, au lieu de couper de la réalité, ces expériences en feraient partie intégrante ? Il y a sans doute une conception spontanée de la réalité fondée sur un hic et nunc qui ne résiste pas à la moindre expérience de l’ailleurs. Il y a aussi peut-être une conception trop pragmatique du vrai monde qui en extrait ce qui en semble accessoire. Dans tous les cas, le constat est que la conception de « vrai monde » ne semble plus capable d’accueillir toutes les expériences que, pourtant, il propose : passer du temps sur les réseaux sociaux ne relève pas du « vrai monde » de manière évidente, tout comme jouer aux jeux vidéo. Cette dissonance entre le fait – ces pratiques sont pourtant bien réelles – et la conception qu’on peut en avoir – ces pratiques coupent de la réalité – est le symptôme d’une perte de signification de l’idée qu’on se fait du « vrai monde ». Le vrai monde est dès lors jouxté de plein de petits faux mondes, comme un archipel d’îlots virtuels autour d’un continent de terre ferme. Or, cette représentation fondée sur l’isolement et l’étanchéité des îlots est éthiquement dangereuse : si elle semble sauvegarder la terre ferme propre au vrai monde, elle en vient à nier sa pleine réalité. Elle ne la nie pas en disant qu’il s’agit de représentations et de constructions, voire d’illusions. Elle la nie de manière autrement plus alarmante. Elle la nie par la construction de frontières mentales qui viennent se surajouter aux frontières géographiques, sociales, culturelles, économiques, etc. Ce qui se joue avec de telles frontières mentales dépasse peut-être la conception goffmannienne du cadre de l’expérience normale2 : les expériences qui semblent couper de la réalité ne peuvent pas précisément être décrites comme des expériences mondaines en abyme – des expériences d’un monde imbriqué dans le monde réel, voire des cadres, toujours au sens de Goffman. Il semble plus juste de les décrire comme étant des expériences paramondaines – des expériences d’un monde à côté du monde réel. Or, cette description, si elle est plus précise, montre bien que ces activités, du fait de leur multiplication, tendent à vider le monde de ses propres situations à expérimenter pour n’en laisser que des ersatz d’expériences, que des simulations en marge du monde.

Ce texte espère notamment proposer une hypothèse pour permettre de distinguer une expérience mondaine d’une expérience paramondaine : le critère le plus pertinent semble être relatif à l’inconséquence éthique de ses comportements – du moins dans la conviction, parfois fausse, que ses comportements au sein du paramonde n’ont pas les mêmes conséquences que s’ils avaient eu lieu dans le monde réel. Dès lors, on prend des risques dans un jeu vidéo, on tire sur des personnes au paintball et, dans un registre bien plus grave, des insultes sont abondamment assénées sur les réseaux sociaux, comme si aucune conséquence légale ou psychologique ne pouvait s’en suivre. L’enjeu de ce texte est ainsi double :

Un des champs conceptuels qui se trouve au croisement entre les études des nouveaux médias, les pratiques artistiques et les approches cognitives est celui portant sur l’immersion. Sans aller jusqu’à affirmer que toutes les expériences paramondaines sont vécues comme des expériences immersives, les nombreuses publications et réflexions portant sur l’immersion peuvent assurément permettre de mieux comprendre ce phénomène. En effet, l’expérience immersive, du fait de l’impression d’appartenir à un environnement englobant, s’est nourrie de la métaphore de la plongée d’un corps dans un liquide et donc de la métaphore du bain de sensations : être immergé serait, dans cette idée, ne plus rien percevoir d’autre que ce qui est en provenance du monde dans lequel on est immergé4. Cette métaphore a souvent paru problématique au regard de son absolutisme : il est en effet faux de dire qu’on ne perçoit rien d’autre puisqu’il y a sans cesse des passages entre le monde réel et le monde de l’immersion5. Ces passages peuvent être dus à la seule pratique du sujet comme être des figures métaleptiques prévues par les personnes ayant mis en place l’impression d’un autre monde6. L’enjeu de cette étude est de mettre en avant une autre faiblesse que présente la métaphore de l’immersion : puisqu’il y a un dioptre entre l’air et l’eau, elle suppose une frontière entre le monde réel et le monde dans lequel on s’immerge, comme s’il y avait réellement un des deux mondes qui n’était pas réel et qui était coupé du monde objectif. Caractériser cette scission constitue le cœur de la première partie : consacrée à une description et une définition de l’immersion, l’idée est de comprendre ce qui crée l’impression d’immédiateté et de continuité de l’expérience et, au contraire, ce qui donne l’impression d’une expérience circonscrite et scindée du reste de ses expériences. La seconde partie délaisse les processus cognitifs sous-tendant l’immersion pour investir davantage les croyances et convictions du sujet expérimentant l’immersion. Sont aussi abordés les écueils que peuvent entraîner les expériences pensées comme en dehors du monde réel et les moyens, en l’occurrence artistiques, de les résorber.

I. L’immersion : limites des paradigmes ingénierique et écologique

Contextualisation de l’immersion au regard des expériences paramondaines

Le succès d’un certain type de divertissement qui favorise les expériences paramondaines d’isolement du monde routinier – lui-même de plus en plus morcelé – traduit peut-être l’inclination que les individus ont pour des situations bornées dans l’espace et le temps. Il serait trop risqué d’émettre l’hypothèse que ce goût est le signe d’une époque et d’une culture occidentale, mais force est de constater que les situations de bulles s’y multiplient et s’y diversifient. L’isolement du monde routinier n’est pas uniquement mû par la technique numérique, mais peut aussi en être indépendant. C’est par exemple le cas de nombreuses activités ludiques parfois populaires, parfois encore marginales, comme l’accrobranche, le paintball, l’escape game, la simulation de chute libre, etc. Des réseaux sociaux à la simulation en chute libre en passant par le paintball et les jeux vidéo – toutes ces activités semblent très différentes et il est normal qu’on peine à cerner ce qui permet de les grouper. Cette confusion vient du fait que ce ne sont pas tant les activités en elles-mêmes qui partagent un trait commun que la manière dont elles s’immiscent dans la vie de celles et ceux qui les pratiquent. Toutes ces expériences sont d’une certaine manière celles d’un monde à part entière et, de ce fait, celles de mondes à part : donc de mondes prétendument isolés et indépendants. Ces activités closes sur elles-mêmes, quand bien même elles ne se déroulent pas dans un contexte virtuel, ne sont en fait pas sans lien aux expériences permises par les nouveaux médias et leur technique numérique : elles encouragent une occultation d’une certaine conception de la réalité qui ressemble à celle que l’on peut avoir lors d’une expérience immersive.

Les avancées techniques informatiques et numériques ont fortement participé à renouveler les réflexions autour de l’immersion. Cette notion, devenue très présente dès qu’il est question de l’interface entre les arts et les techniques, s’applique toutefois aussi à des situations plus rudimentaires comme la lecture d’un livre en papier par exemple. Dès lors, on n’est pas uniquement plongé dans sa partie de jeu vidéo ou dans une installation artistique multimédiale, mais on l’est aussi aussi par exemple dans son livre ou une image. L’immersion n’est assurément pas une expérience monolithique, mais elle compte de nombreuses caractéristiques plus ou moins pertinentes suivant ce qu’on souhaite dire de l’immersion. De ce fait, les manières de se saisir de l’immersion sont très variées. Deux paradigmes semblent se dégager : leur confrontation permet de mieux cerner le phénomène immersif et l’expérience de l’occultation qui l’accompagne. Ce sont :

b. La notion de « dispositif immersif » et l’illusion d’immédiateté

Le paradigme ingénierique a l’avantage de restreindre facilement l’usage de l’immersion aux contextes des nouvelles technologies. En effet, parler de dispositif propre à l’immersion évoque spontanément les casques de réalité virtuelle, les écrans à 360° et les diverses solutions trouvées pour baigner l’individu de sensations avant tout visuelles et auditives – mais sans exclure les autres sens, même s’ils restent plus rarement stimulés. Ces appareillages permettent de simuler un environnement tout autre que celui dans lequel l’individu se tient effectivement. Toutefois, la notion de dispositif immersif pose un problème d’extension : en dehors d’une convention, quel critère parvient à différencier, au regard de l’immersion, le casque de réalité virtuelle, qui permet d’être dans un monde, et – qu’importe l’exemple – la planche de surf, qui permet d’être dans les vagues de l’océan ? Au premier abord, la réponse semble simple : le monde rendu accessible par le casque diffère du monde dans lequel se trouve l’individu sans casque alors que l’océan avec ou sans planche de surf relève du même monde. Une telle réponse montre bien qu’il est important d’accompagner l’immersion et son dispositif d’une bonne définition du virtuel et du réel : le monde immergé serait alors nécessairement virtuel et non réel. On pourrait s’en tenir à cette définition qui a l’avantage de rendre compte de nombreux usages, mais bien vite des cas limites viennent montrer les difficultés théoriques que cette définition entraîne : un roman donne accès à un monde qui est, suivant les acceptions du terme, tout à fait virtuel. Le roman est-il un « dispositif immersif » comme peut l’être le casque de réalité virtuelle ? Ne pas l’accepter oblige à nécessairement avoir une définition du virtuel restreinte au numérique : l’immersion serait alors étrangement dépendante de la technique employée – c’est une solution possible, mais à quel point l’expérience qu’on fait de ces mondes dépend-elle de la technique convoquée pour les générer ?

Concomitamment aux problèmes que pose la définition du virtuel, le paradigme ingénierique se confronte à une autre difficulté : il présuppose implicitement, et sans doute à tort, que la relation au monde soit immédiate, c’est-à-dire que la perception offre une image du monde sans besoin d’adaptation. Cette préconception d’immédiateté se confronte à deux situations qu’elle ne parvient pas à expliquer :

Ce qui est retors est que c’est précisément le fait que la perception s’adapte au monde qui fait que les dispositifs ne peuvent pas jouir d’une immédiateté : la non-immédiateté à entrer en immersion est par conséquent le processus qui permet du même élan à entrer en immersion10. Une immersion proprement immédiate est dès lors impossible. Le souhait de générer des dispositifs qui n’ont pas besoin qu’on s’y habitue ne pourrait en fait se réaliser qu’au sacrifice de l’impression d’être immergé.

c. L’adaptation de la perception à son environnement et l’illusion de discontinuité

Montrer les limites du paradigme ingénierique s’est fait tout en convoquant les arguments du paradigme écologique : l’immersion résulte du fait qu’on s’habitue, par adaptation, à des configurations cognitives favorisant la constitution d’un nouvel environnement. L’environnement se définit en effet dans ce champ disciplinaire au regard non pas d’une réalité objective, mais au regard de ce que l’individu peut en faire, de ce avec quoi il peut interagir – autrement dit, de ses affordances11. Avoir recours à l’approche écologique pour rendre compte de l’immersion a l’avantage de comprendre sous un même appareillage théorique des situations immersives très différentes les unes des autres en étudiant non plus uniquement l’expérience immersive telle qu’elle est vécue par l’individu, mais davantage en étudiant ce qui, dans les processus cognitifs convoqués, rend possible et sous-tend le phénomène immersif. De la sorte, l’intérêt pratique et appliqué pour l’ergonomie cognitive du dispositif laisse sa place à l’intérêt plus fondamental et plus théorique pour la cognition du sujet. Il peut sembler ne s’agir que d’un champ-contrechamp passant de l’objet – le dispositif immersif – au sujet – l’individu en immersion –, mais la dynamique de réflexion est réellement différente : il ne s’agit pas de savoir comment le dispositif s’adapterait le mieux au sujet, mais de comprendre que c’est davantage le sujet qui est capable de s’adapter à de très nombreux dispositifs, même s’ils s’avèrent peu ergonomiques. La situation dans laquelle se trouve un sujet expérimentant un dispositif immersif est en effet avant tout une situation pleine d’incohérences. Les associations usuelles tacites ne sont dès lors plus opérantes : suivant les cas, bouger la tête ne permet pas d’explorer l’environnement qui semble s’offrir à soi, sauter réellement ne fait pas sauter l’avatar qu’on feint d’être, il faut appuyer sur un bouton d’une manette, etc. Le phénomène immersif consiste en fait précisément en une manière de résoudre une situation d’incohérences perceptives et agentives apparentes du fait d’une modification de la manière d’être au monde. Il faut démanteler et réarranger certaines associations perceptives et agentives pour qu’advienne une nouvelle cohérence. Si aucune cohérence n’était possible12, la sensation d’être immergé ne s’imposerait sans doute pas. Cette opération nécessite aussi en creux de nombreuses inhibitions, de nombreuses occultations : ce qui était digne d’attention ne l’est plus nécessairement, et réciproquement. Ainsi, l’approche écologique permet de comprendre de nombreuses situations immersives pour lesquelles la non-immédiateté de l’immersion est tangible et intéressante : malgré l’utilisation d’un dispositif ingénierique, des contre-immersions peuvent advenir, et malgré le fait d’avoir quitté le dispositif, des résurgences immersives peuvent persister par mouvement inertiel13.

Malheureusement, le recul théorique apporté par le paradigme écologique a aussi un contrecoup : décrire l’immersion par la modification des processus cognitifs « énactant14 » un nouvel environnement ne permet pas de définir l’immersion. Si la description ne vaut pas pour une définition c’est bien parce qu’elle ne délimite rien. Autrement dit, de bien trop nombreuses situations devraient être alors considérées comme immersives : toute modification de situations s’accompagne de modifications et d’adaptations des processus cognitifs et entraîne une nouvelle manière d’être au monde. Ainsi, emprunter par exemple de manière fluide des escaliers mécaniques équivaudrait alors à être en immersion avec le dispositif. La limite du paradigme écologique est par conséquent son incapacité à dire en quoi l’immersion est une expérience spécifique, une expérience qui semble différente des expériences routinières15.

Fortement mis en difficulté par la dilution de l’immersion dans de trop nombreuses situations, faut-il se résoudre à abandonner le paradigme écologique ? Le fait que ce paradigme ne soit pas apte à caractériser l’impression d’être en immersion ne constitue pas pour autant son échec. Au contraire, savoir que l’impression d’être en immersion ne peut pas être décrite par une modification des associations perceptives met en avant que l’impression d’être en immersion ne se superpose pas avec le fait d’être en immersion. Si l’on acceptait une telle distinction, on pourrait à la rigueur dire de manière presque autoritaire qu’une personne est en immersion sans s’en rendre compte dès qu’elle adapte malgré elle ses gestes à la nouvelle configuration environnementale qui lui est offerte. Sans doute cependant utilise-t-on au quotidien le terme « immersion » dans des situations suffisamment variées pour qu’on ne puisse pas en donner une définition cognitive aussi monolithique et aussi loin de l’usage. Autrement dit, plutôt qu’imposer une définition inopérante fondée sur ce qui sous-tend l’immersion, il serait plus intéressant de définir l’immersion par les conditions faisant qu’on a la croyance d’être en immersion.

II. Convictions de l’immersion

a. L’immersion : une délégation de responsabilité

L’insuffisance du paradigme écologique montre que l’immersion n’a rien de spécifique au regard des processus cognitifs de perception et d’action qui sont impliqués pour permettre l’expérience immersive. Il s’ensuit alors que le phénomène immersif existe surtout comme étant une conviction du sujet16. Cette conviction a pu se construire uniquement parce qu’il préexiste une croyance antérieure. C’est parce que le sujet croit préalablement à l’objectivité du monde qu’il perçoit et croit concomitamment que la réalité se donne immédiatement au sujet, sans adaptation donc, qu’il peut penser être immergé dans un autre monde. Ce n’est, en d’autres termes, qu’en croyant que le monde réel fait corps avec l’environnement perçu que le sujet peut avoir légitimement l’impression de « quitter » la réalité. Or, souscrire au paradigme écologique, c’est aussi accepter la distinction radicale entre la réalité objective et l’environnement perçu – ne serait-ce que du fait que la perception est spécifique à l’histoire évolutive de chaque espèce17. Par conséquent, le phénomène immersif est à la fois 1) la manifestation du fait que la cognition parvient à s’adapter à une incohérence apparente des sensations extérieures en engendrant un nouvel environnement cohérent et 2) la manifestation du fait que l’individu croit tellement en la cohérence objective de son environnement qu’il n’envisage pas possibles des adaptations en dehors de situations spécifiques qu’il nomme « immersives ».

Il reste à comprendre encore pourquoi certaines situations sont vécues en continuité du monde réel – comme le surf ou l’escalier mécanique – et d’autres sont vécues comme des parenthèses à ce monde. On a tendance à mettre en avant la qualité « englobante » des situations immersives, surtout parce que cette qualité découle directement de la métaphore du corps immergé. Toutefois, de nombreuses expériences donnant l’impression d’être en immersion ne sont pas englobantes, du moins pas au sens où elles généreraient un champ perceptif englobant. Elles ne sont pas non plus englobantes au sens où l’on oublierait le monde réel puisqu’il y a de nombreuses situations contre-immersives qui viennent rompre le mythe de l’individu si immergé qu'il en oublierait inconditionnellement le monde réel. Ce dernier constat suffit d’ailleurs a montrer l’insuffisance d’une définition de l’immersion par l’oubli du monde réel. Toutefois, une fois encore, si cette entreprise échoue, cela ne signifie pas qu’elle ne décrit pas quelque chose de pertinent pour saisir l’immersion. En l’occurrence, une impression d’isolement, d’absorption, d’« immersion » au sens propre donc, semble dire quelque chose de la psychologie du sujet en immersion. Si l’individu immergé a l’impression d’être englobé, c’est peut-être en fait d’un point de vue éthique : les paramondes sont des mondes où l’on a l’impression d’être protégé des conséquences de ses actes, des mondes dans lesquels l’action qui y a lieu n’a pas de conséquences dans le monde réel ou, au moins, n’a pas les conséquences qu’une action similaire – à supposer qu’elle soit possible – aurait dans le monde réel. Ce serait alors la croyance en une certaine inconséquence des actes qui serait le critère pour définir l’impression d’être en immersion parmi toutes les situations qui, par ailleurs, se décrivent de manière semblable18. Cette hypothèse a notamment l’avantage de révéler une cohérence entre l’impression d’être en immersion et la croyance en l’existence objective de l’environnement perçu : cette croyance, même cette conviction, est éthiquement très importante. C’est elle qui justifie qu’on fasse attention à ses actions et à leurs conséquences sur autrui et sur le monde. De ce fait, il est plus simple de définir le monde réel par rapport aux paramondes que l’inverse : c’est la dimension éthique de ses actes au regard d’un monde qu’on conçoit comme immédiat qui fait que la vie n’est pas un jeu. Ainsi formulé, il se retrouve bien en creux l’hypothèse selon laquelle l’immersion est psychologiquement circonscrite par la croyance en l’inconséquence éthique de ses actes.

b. Dispositifs artistiques visant une immersion sans coupure

La croyance d’être ou non en immersion s’accompagne de celle qu’il y a des parenthèses hermétiques au monde dans lesquelles on peut se croire immergé non plus ici mais ailleurs. Or, cette croyance n’est, quant à elle, pas hermétique au monde : elle rend possibles certains comportements politiques et éthiques qui parviennent à rester eux aussi immergés sous le protocole et le dispositif en se saisissant de l’inclination qu’ont les individus à accepter les expériences paramondaines. La croyance en une sauvegarde de l’intégrité éthique pose paradoxalement un problème d’intégrité qu’il faudrait résoudre. Recourir au critère de l’inconséquence éthique pour parvenir à définir l’immersion a pour corollaire que la plus intense contre-immersion devrait advenir par la rupture de cette parenthèse éthique, par la prise de conscience qu’il n’y a pas réellement de frontière garantissant l’intégrité physique et morale de l’individu immergé. Les mondes de l’art ne sont pas nécessairement un rempart contre cela : ils ont longtemps participé à entretenir la croyance en un cadre social englobant et garantissant une sécurité. Par exemple, même en assistant à des performances violentes, la croyance d’être en sécurité persiste encore chez de nombreuses personnes19. Cependant, de plus en plus d’artistes fragilisent ces frontières et rétablissent une forme de continuité empirique entre les cadres faussement isolés les uns des autres. Ces œuvres sont déjà nombreuses, tout comme les analyses qui en ont été faites20. Aussi, dans le prolongement de l’idée selon laquelle l’expérience esthétique de l’immersion doit passer par des moments contre-immersifs, il n’est pas surprenant de voir tant d’œuvres d’art dites immersives fragiliser, voire démanteler, la croyance que le monde immersif sauvegarderait l’intégrité des individus dans le monde réel. Parmi ces œuvres, les plus actuelles au regard du champ couvert par les nouveaux médias sont celles ayant recours aux dispositifs de contrôle et aux récoltes de données : deux domaines où les nouveaux médias posent sans doute le plus de problèmes sur le plan éthique. L’artiste Valentin Fetisov – également nommé par son diminutif Valia Fetisov – élabore deux installations allant précisément dans ce sens : User flow et Call to action21. La première œuvre met en place, dans le cadre de l’exposition, des situations reprenant le passage d’une douane qui ressemble dans certains cas aux frontières du monde de l’art (fig. 1). Il faut avancer jusqu’à la ligne, se déchausser, accepter de se faire fouiller, répondre à un interrogatoire sur ses intentions, etc. Le dispositif se termine en invitant les personnes à s’approcher d’un embout métallique afin d’ingérer un liquide qui en jaillit, dès leur bouche ouverte, grâce à un système de reconnaissance faciale (fig. 2). Lorsque l’expérience de l’œuvre commence, il est tout à fait possible pour le public de penser se prêter au jeu et d’accepter les premières étapes comme si elles faisaient partie d’un cadre, en l’occurrence artistique. Or, la dernière étape espère franchir un seuil de tolérance et d’acceptabilité qui montrerait clairement qu’il n’y a pas réellement de cadre et que rien ne vient assurer le bon déroulement de l’expérience artistique sans qu’elle ne vienne s’immiscer dans l’expérience quotidienne. La seconde œuvre, également développée par Valentin Fetisov, sert les mêmes enjeux si ce n’est qu’elle déplace la confiance en la sécurité des grands états vers la confiance en la sécurité des grandes entreprises : Call to action comporte en effet un dispositif intrusif s’approchant d’une enquête marketing. Tout commence par une image aux airs d’affiche publicitaire visant à appâter le public et l’amener à participer à l’installation (fig. 3). Une telle imitation des techniques du marketing n’est pas anodine : l’artiste convoque ensuite des stratégies de renforcement social pour manipuler l’individu. Exactement comme une publicité pourrait le faire en présentant des témoignages de personnes satisfaites par un produit, des vidéos de semblables récits d’expériences sont projetées. L’ensemble se termine par la possibilité de tester le produit jusque là promu. Ainsi décrite, Call to action ressemble autant à une présentation de campagne publicitaire que User flow ressemble au premier abord à un contrôle de sécurité. Si c’est l’ingestion de liquide qui venait perturber le cadre dans User flow, c’est la nature du produit qui déplace celui de Call to action. En effet, la promesse de la campagne marketing réside dans un produit en soi peu attractif : une décharge électrique. Et si la décharge – et la douleur qui s’ensuit – se prétend ici promesse de bonheur, c’est précisément parce qu’elle advient après un processus de conditionnement cognitif qui s’intègre lui-même dans le contexte d’une exposition artistique lors de laquelle le public suppose trop souvent être dans un territoire sûr. Tout était pourtant explicite dès le premier instant : autour du slogan « Enjoy life », au centre de l’image servant d’appât, se voit clairement une main blessée qui saigne – à moins que l’image aseptisée et contrastée empêche de prendre véritablement conscience de la blessure. Prendre plaisir à la vie passe ici par la douleur, mais une douleur dans laquelle on a étrangement confiance du fait de la nature paramondaine de l’expérience artistique.

1 Valentin Fetisov, User flow, 2019, détail de la zone de fouille
2 Valentin Fetisov, User flow, 2019, panneau engageant à s’approcher pour préparer l’ingestion de liquide
3 Valentin Fetisov, Call to Action, 2018–2019, image attractive au début de l’installation

Il est important de discuter des retombées de ces pratiques artistiques : de fait, pour fonctionner comme œuvre, elles ont besoin de la croyance en une frontière entre le monde réel et le paramonde qui vient garantir l’intégrité. Elles en ont besoin pour fonder leurs efficacités artistique et esthétique. Toutefois, et les artistes en ont sans doute conscience, cet élan conduit inévitablement, au fur et à mesure, à un essoufflement de la pertinence des œuvres et de la croyance en ces frontières étanches. Un des lots de la pratique artistique est peut-être paradoxalement d’affaiblir les préconceptions sur lesquelles elle s’appuie pourtant pour créer.

Conclusion : la figure du brouillard immersif

Tenter de circonscrire l’immersion se confronte à deux écueils : le premier conduit à la dilution du principe de l’immersion et à son mélange avec de nombreuses autres expériences : le second amène à négliger totalement les processus cognitifs qui sous-tendent le phénomène immersif. Si les paradigmes ingénierique et écologique échouent de ce fait dans la définition de l’immersion, ils parviennent toutefois à montrer que l’impression d’un monde à part est une construction subjective qui n’advient ni d’un dispositif ni des processus cognitifs – ni même d’une synergie des deux. Cette construction de la délimitation nette entre le monde réel et les mondes dans lesquels il y a immersion ne s’explique en effet pas d’un point de vue perceptif, agentif ou encore attentionnel. Ce serait davantage la croyance en une inconséquence éthique qui assurerait la cohérence interne de ces autres mondes. Cette hypothèse est de plus compatible avec d’autres emplois du terme, par exemple l’idée qu’on puisse se sentir immergé dans un musée – un lieu où plane la préconception d’être sous la protection de l’institution, un lieu où (on croit que) rien ne pourrait nuire à son intégrité.

L’importance qu’il y a à démanteler l’impression qu’une frontière existe réellement entre le monde réel et les mondes de l’immersion conduit à réévaluer la métaphore à l’origine de l’immersion. Il faudrait remplacer l’image du bain de sensations par celle d’un brouillard de sensations : on peut parfois avoir l’impression de s’abstraire du brouillard, de percevoir à travers lui, de percevoir autrement grâce à lui. Surtout, on ne sait jamais vraiment quand on entre dans un brouillard et quand on en sort. Dès lors qu’on se rend compte qu’on y est, on ne peut pas expliquer par introspection ce qui fait qu’on y est et à quel instant est advenue la sensation d’y être. Il n’y a pas de frontière définie entre l’air « sec » et le brouillard si ce n’est celle qu’on reconstruit après coup. Il n’y a pas de dioptre et il n’y a donc pas de barrière éthique pouvant assurer l’intégrité des individus. Passer de l’image du bain à celle du brouillard c’est donc affiner la métaphore en l’adaptant davantage à l’expérience immersive. C’est aussi refuser la scission du monde en mondes à part et, de ce fait, reconnaître comme problématique la barrière éthique qui semble garantir, d’un point de vue psychologique, l’impression de l’immersion.

Si l’hypothèse que l’inclination à scinder le monde en mondes à part repose bien sur la rassurante idée de la sauvegarde de l’intégrité, il est particulièrement important de défaire cette inclination. Cela permettrait sans doute de construire une continuité dans l’expérience quotidienne qui est à présent de plus en plus morcelée par la possibilité d’immersion dans des paramondes. Aussi, paradoxalement, cela permettrait de réifier l’expérience au lieu d’en concevoir une grande partie comme un ersatz d’expérience réelle.

Plus fondamentalement, cette réflexion espère mettre en avant la facilité avec laquelle on est capable de faire abstraction de certains éléments jusqu’à les occulter : en effet, dire que « s’immerger c’est s’adapter à un nouvel environnement en modifiant les associations perceptives et agentives » revient aussi à dire que s’immerger c’est occulter, inhiber, écarter des sensations22. C’est sans doute la plupart du temps très profitable d’un point de vue cognitif de parvenir à faire ce genre de sélections et d’occultations, mais c’est aussi sans doute risqué d’un point de vue éthique d’encourager la maîtrise de cette aptitude. On occulte ainsi trop facilement la surveillance grandissante et l’oppression d’un système : tant que les mesures restent circonscrites à une bulle apparemment bornée, les situations mises en place sont vécues comme des parenthèses – c’est précisément ce que met en avant Valentin Fetisov en allant jusqu’à faire ingérer un liquide aux personnes en situation de fouilles de sécurité. Ces expériences entre parenthèses entraînent d’autres situations dérangeantes : on occulte ainsi d’autant plus facilement une réalité dérangeante qu’elle est accessible par un média en ligne, que l’on se représente donc quelque part comme n’existant que virtuellement, comme si elle n’existait pas dans le même monde que le sien. De fait, il y a sans doute un conflit entre, d’une part, l’inclination subjective à s’adapter, trier les sensations et compartimenter et, d’autre part, l’importance éthique et socioculturelle à ne pas systématiquement recourir à l’occultation. Les outils théoriques développés par les recherches sur l’immersion permettent en ce sens de prendre du recul sur la scission de l’expérience telle qu’elle advient notamment par les nouveaux médias.

De l’autre côté du miroir. La conquête de la pensée par les techno-imaginaires, Juliette Bessette Représentations, performances, affects : différents prismes d’analyse des productions culturelles, Nelly Quemener